3. Call me nanny.

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Je me réveille en sursaut. Un brin paniquée.

– Debout, soleil de mes jours ! me secoue Joe, un mug de café fumant à la main.

Je balance mollement un bras dans sa direction en bougonnant, comme si ça allait suffire à la faire
taire. Ou mieux... disparaître.

– Debout, tout de suite, ou ta dose de caféine finit dans l'évier !

– Qu'est-ce que tu fous debout, toi ? ronchonné-je en me tournant face au mur. Il n'est même pas
6 heures.

– Pas dormi. J'attends que tu ailles au front avant de me coucher. Tu n'es pas la seule à avoir une journée chargée ! ricane-t-elle de plus belle en tirant sur ma couette.


Elle a gagné. Je lâche un croassement ridicule – supposé être un cri de rage, digne et percutant – et
m'extrais du lit d'un bond.

– Tu vois, quand tu veux ! jubile ma jumelle en me tendant le breuvage noir.
– Cinq jours sans toi... Enfin des vacances ! soupiré-je théâtralement en serrant la tasse chaude
entre mes mains.
– Tu dis ça maintenant, mais je te parie que tu vas pleurnicher dans ton lit de duchesse, ce soir.

Son ton était... frisquet. Je l'ai vexée. Pendant quelques secondes, je décide de mettre ma
mauvaise humeur – et mon stress – de côté et prends ma sœur dans mes bras. Elle résiste un instant,
avant de céder. En réalité, je n'ai aucune envie de la quitter.
Quatre nuits loin d'elle. Rien que d'y penser, ça me fout le cafard.

***


Le chauffeur de taxi dépose mes deux valises devant la porte du 30 St George Street. Trente
secondes plus tard, le visage espiègle de Connor apparaît et mes bagages passent dans d'autres
mains. Les siennes. D'une longueur impressionnante, presque surhumaine. Ce type a tout d'un gentil ogre. Qui préfère le porridge et la marmelade à la chair fraîche des enfants.

– Miss Merlin, vous me suivez ? se retourne le géant squelettique, tout sourire, alors que je me
suis arrêtée au beau milieu des escaliers, les yeux rivés sur une photo.

Un portrait récent de Birdie et... Zayn...

Je tourne enfin la tête vers le majordome, en sentant une chaleur me picoter les joues. Je croise son
regard amusé et parviens à me remettre en marche.

– Appelez-moi Emilie, réponds-je en le rattrapant. Ou encore mieux, appelez-moi Em !
– Parfait. Plus que deux étages !

Deux minutes plus tard, Connor tourne la clé dans une serrure dorée et ouvre la double-porte qui
mène au « niveau secret », comme il l'appelle. Je le suis jusqu'au centre d'une première pièce, aux
murs clairs et baignée de soleil. Il dépose les deux valises à ses pieds, puis se fige lorsque retentit la
sonnette de la porte d'entrée.

– Désolé Em, ce doit encore être le jardinier. Je vous laisse visiter vos appartements seule, mais
n'hésitez pas à utiliser l'interphone,
dit-il en me montrant l'engin fixé au mur. Il communique
directement avec tous les étages.

– Merci Connor, lancé-je alors qu'il est déjà parti en mode fusée. Ne vous cassez pas une jambe
en descendant les escaliers !

Je suis la nounou de qui, déjà ?

Je jette un coup d'œil à ma montre. 7 h 10. J'ai donc une vingtaine de minutes avant que la petite
se réveille. Je reprends mon inspection. Cent mètres carrés. Rien que pour moi.

La pièce où je me trouve est plutôt neutre. Peu de mobilier, juste une console surplombée d'un
majestueux miroir et un fauteuil en velours. J'attrape le babyphone posé sur le meuble et l'allume.
Silence total. Une porte à droite, une porte à gauche. Je choisis de partir à gauche et atterris dans une chambre. Elle doit approcher les trente mètres carrés, est décorée avec subtilité et me plonge dans une bulle de sérénité. De bien-être. Le lit king size est encadré d'une magnifique tête de lit
capitonnée. Il est orné d'une dizaine de coussins parfaitement alignés et drapé de tissu blanc cassé.
Juste au-dessus est accroché un triptyque ravissant dans les tons beige et crème. Une orchidée
blanche repose sur l'une des deux tables de nuit. À l'autre bout de la pièce a été aménagé un coin
lecture, je m'y attarde et fais glisser mon doigt sur le tissu fin du canapé deux-places, puis sur les
étagères immaculées de la bibliothèque.

Je pénètre dans le dressing et découvre une dizaine d'uniformes accrochés à des cintres. Tous à
ma taille. Tous hors de prix. Des robes noires, des jupes taille haute, des pantalons droits ou carotte,
des chemisiers blancs, des tops soyeux et distingués, des escarpins et ballerines assortis, en cuir et en toile.

Imogen n'a pas lésiné sur les quantités...

Une salle de bains cosy, acidulée et un peu futuriste m'attend, de l'autre côté du mur. Dans les tons
blanc et orange. Baignoire à pieds d'un côté, cabine de douche à jets de l'autre. Entre les deux, des
vasques d'un design sans précédent. Des produits de beauté – masques, shampooings, crèmes par
dizaines – gadgets et accessoires à ne plus savoir qu'en faire. Dans la grande armoire, mes yeux ne
savent plus où donner des pupilles. Je me croirais dans un magasin de cosmétiques. Haut de gamme.

Un peu chamboulée par cette avalanche de nouveautés, j'en oublierais presque l'heure qui tourne.
Pour l'instant, le babyphone annonce le calme plat dans la chambre de Birdie. Je presse un peu le pas et retourne au point central, dans la première pièce qui sert de palier au milieu de cet étage de fous.

Porte de droite, cette fois. Je découvre un immense salon, aux nuances de gris, de bleu nuit et de
blanc, au mobilier frais et moderne, aux équipements multimédia dernier cri.
Imogen vivait vraiment ici, avant moi ?

Au fond de cette pièce impressionnante, une cuisine américaine tout équipée, longée par de
grandes baies vitrées. Et un grand balcon filant, donnant sur la rue paisible et arborée de St George
Street.

Bienvenue au Ritz. Façon townhouse. Façon Malik.

Pas le temps de déballer mes affaires, ça devra attendre la sieste du petit monstre, cet après-midi.
Je contemple rapidement mon reflet dans le grand miroir de l'entrée. Mon chignon bas résiste bien,
pour l'instant. Seules quelques mèches claires s'en sont échappées, sur le devant. Mon maquillage
n'a pas encore eu l'occasion de couler, mais quelque chose me dit que Birdie pourrait rapidement
changer la donne. Quant à ma tenue, elle n'a rien d'extraordinaire – uniforme oblige – mais j'ai tout
de même fait en sorte de choisir un ensemble près du corps.

On ne sait jamais, si un certain regard pouvait me détailler... Et apprécier ce qu'il voit...

Un bruit aigu me sort de mes élucubrations. L'interphone vient de se réveiller. Et de me provoquer
une semi-crise cardiaque.

– Em, ici Connor. Je vous attends au deuxième, j'ai besoin de vous pour commander une nouvelle cuisinière. J'ai découvert ce matin que la vôtre ne fonctionnait plus.
– Vous savez, Connor, je me contente sans problème d'un four à micro-ondes.
– Malheureuse, c'est mauvais pour vous ! Je vous attends !


La communication a été coupée. Je prends une grande inspiration, puis quitte mes appartements.

Ma curiosité maladive étant une tare difficile à contrôler, je perds encore quelques précieuses
minutes à contempler les diverses photos accrochées sur les murs. Sur chacune d'entre elles, Mr
Malik dégage le même magnétisme. Et à chaque fois que je l'observe un peu trop longtemps, une petite bête bondissante se déclenche dans mon ventre. Trêve de plaisanterie – de nymphomanie.

Deuxième étage, j'avance dans le couloir, en direction de la porte du fond. Je devine que c'est là que je retrouverai Connor, pour discuter ustensiles de cuisine et popote.

Discussion particulièrement réjouissante à 7 h 36 du matin.

Erreur. Fatale. Une porte s'ouvre, juste à ma droite, et un homme – un dieu vivant – apparaît, torse
nu, une serviette noire nouée autour de la taille. Cet homme, c'est Mr Malik. Mon boss. Qui me
lance un regard interloqué, avant de plisser les yeux de cette manière si particulière. Qui m'empêche de deviner la moindre pensée qui traverse son esprit. Peu importe, à cet instant, mon cœur bat la chamade et menace de s'extraire de ma poitrine. Mes yeux le parcourent. Ces cheveux brun foncé, trempés, en bataille. Cette peau hâlée, ambrée, luisante. Ce tatouage sombre qui lui barre l'épaule pour descendre jusqu'à son pectoral saillant. Ces biceps massifs, ces abdominaux parfaitement dessinés, ces...

– Miss Merlin, je peux vous aider ? grogne-t-il d'une voix profonde, en me forçant à le fixer dans
les yeux. Il me semble que vous vous êtes trompée d'étage. Vous êtes au troisième, ici. Sur mon
territoire...

Pas d'agressivité dans son regard. Juste une intensité qui me fait rater un battement. Puis deux... Je
fais volte-face et décampe misérablement, sans ajouter un mot. Mes joues sont cramoisies, ma fierté
évanouie. Je viens de faire une bourde monstrueuse, en le prenant par surprise à la sortie de la
douche. Et d'empirer les choses en le reluquant comme une gourmandise à croquer, savourer,
suçoter...

Mais bon sang, une telle perfection ne devrait pas exister !
Je ne me trompe pas d'étage, cette fois, et retrouve Connor dans son bureau, dont la porte est
restée ouverte. J'ai du mal à cacher mon trouble, ma tension artérielle refuse de redescendre.

– Tout va bien, Em ? me demande gentiment le seul allié que j'ai dans cette maison.
– Oui... Enfin... Je... Vous pouvez choisir la nouvelle cuisinière pour moi, finis-je par articuler.

Je n'y connais rien, en équipements électroménagers.
– Très bien. En attendant, n'hésitez pas à utiliser la cuisine principale. Vous ne dérangerez personne.
– Pas même Mr Malik ?
demandé-je d'une voix timide.
– Non. Il n'est pas du genre à passer beaucoup de temps aux fourneaux, vous savez...

Encore ce sourire. Ce sourire sans malice, mais appuyé... Comme si Connor savait. Comme si ça
se voyait comme le nez au milieu de la figure que je craque pour Malik. Le multimilliardaire que toutes les Londoniennes de la « haute » s'arrachent.

Je suis sur un terrain glissant. La moindre chute pourrait me coûter cher. Mon boulot, mais surtout
ma santé mentale. Je dois me reprendre, me blinder, devenir totalement indifférente à ses charmes,
sinon je vais devenir folle.

Quatre nuits par semaine... Seul un étage nous séparera...

Un quart d'heure plus tard, la porte d'entrée claque brusquement, le babyphone se met à brailler.
Un : Zayn a quitté la townhouse pour la journée. Deux : Birdie vient de se réveiller. Je respire à
nouveau. Et retrousse mes manches.

10 heures. Le petit déjeuner et la séance d'habillage ne m'ont pas totalement achevée. Mais pas
loin. La rouquine – de mauvais poil – dans les bras, je passe devant la commode de l'entrée et
découvre une petite enveloppe, adressée à mon nom. Ou presque. « Nanny ».
Histoire de bien me rappeler quelle est ma place... Moi Nanny. Toi Tout-Puissant.

Je lis.

Nanny, voici votre carte bancaire « business ». Vous avez un budget illimité pour les dépenses
de Birdie.

Il a souligné le prénom de sa fille. Deux fois. Comme s'il était nécessaire d'insister sur le fait que
cette American Express noire ne m'était pas destinée. Enfin, pas directement.
Puisque c'est demandé si gentiment, je vais la faire chauffer, cette carte... pour Birdie, bien
évidemment...

L'arroseur arrosé. Je voulais faire ma maligne en dépensant une petite fortune aux frais de la
« royauté », au final, c'est moi qui ai payé. Pas financièrement, non, mais émotionnellement. En une
heure et demie de shopping, Birdie a réussi à me traumatiser à vie. Désormais, lorsque je verrai une
enseigne de magasin pour enfants, je partirai en courant. Si mes jambes tremblantes me le permettent.

Il y a eu les ordres, les plaintes et les sourires défiants, d'abord. Un doudou, une poupée ou un
jouet montré du doigt, censé atterrir dans le panier, sous peine de représailles. À seulement deux ans, Princess Malik a déjà une volonté à toute épreuve. Au bout d'un moment, le petit génie a changé de stratégie. Elle a testé les regards de chien battu et les pleurs légers, pour apitoyer l'assemblée.

Quand elle a compris que ça ne marcherait pas, elle a sorti l'artillerie lourde. Les hurlements. Les
roulades à même le sol. Les coups de pied, de poing, les morsures. Sous les yeux atterrés des
vendeuses, des mamans et autres passants.

Mais le pire restait à venir. Après avoir enchaîné les caprices et cassé les oreilles de tout Mayfair
– dont la population a fortement diminué, tout à coup – Birdie a décidé d'aller plus loin. Échappant
un instant à mon attention, elle s'est amusée à jouer à cache-cache et à vider intégralement les rayons qui se trouvaient à sa hauteur. À ce stade, j'ai décrété que ma mission devait toucher à sa fin.
Qu'acheter une seule robe ou une seule peluche de plus n'était pas raisonnable. Pas si je voulais
éviter d'en venir au meurtre.

Ou au suicide collectif des vendeuses de New Bond Street.

J'ai bouclé le monstre dans sa poussette et j'ai pris la sortie, en fixant mes pieds. Cette séance de
torture m'a condamnée aux séances de psy. À vie.

Joe fera l'affaire...

De retour à la townhouse, Connor nous accueille et me lance un regard bourré de compassion.
Rien qu'à ma tête, il devine que j'ai vécu l'enfer. Mais déjà, Birdie lâche des cris aigus et réclame le
majordome en lui tendant les bras. Il la détache de sa poussette et l'attrape. Il la promène dans les
airs en émettant de drôles de bruits. Elle glousse, ravie. Je soupire, démoralisée.

Elle ne se comporte jamais comme ça, avec moi...

– Elle finira par vous accepter, Em. Donnez-lui quelques semaines...
– Quelques années, oui,
bougonné-je en prenant le chemin de la cuisine.
– Possible, rigole le géant en me tendant la petite.

Elle résiste, me traite une bonne vingtaine de fois de « pas belle » mais échoue finalement dans
mes bras, faute de choix. Je la dépose dans sa chaise haute, ouvre le frigo et pioche dans la pile des
petits plats préparés juste pour elle. Je prie intérieurement pour que ce repas se déroule sans heurts –
ou du moins, mieux que les précédents. Mais il faut croire que c'est trop demander. J'ai beau faire en sorte que tout soit parfait, à bonne température, en bonnes quantités, c'est raté. La purée est trop
froide à son goût, les petits pois trop chauds, le jambon « c'est pas bon ». Quant au yaourt, elle
décide d'en faire un masque de beauté. À appliquer sur mon visage. Un cadeau improvisé pour «Pas Belle ».

Vingt minutes plus tard, je m'installe avec elle dans le fauteuil à bascule qui borde son lit à
barreaux. Trois livres lus de bout en bout plus tard – je ne compte plus les insultes, ni les caprices –
le petit diable s'endort sur moi, la tête calée au creux de mon cou. C'est la première fois que je
ressens de la tendresse pour Birdie. La première fois qu'elle semble m'accorder sa confiance. Mon
cœur se serre, je tente de bloquer les images du passé qui me reviennent.

Ne pas bouger... Ne surtout pas la réveiller... Deux heures dans cette position, vraiment ? ?
Joe s'est bidonnée pendant un bon quart d'heure, lorsque je l'ai appelée pour lui raconter mes
mésaventures de la journée. Elle m'a avoué à demi-mot que je lui manquais déjà, que l'appartement
était sens dessus dessous depuis mon départ – un record, sachant que je l'ai quitté ce matin – et
qu'elle songeait à adopter un chat. « Un bon gros matou caractériel, ce sera comme si tu n'étais
jamais partie. » Ma sœur, un amour.

Ce début d'après-midi a défilé à toute vitesse. J'ai profité de la sieste de Birdie pour parler
mauvaises herbes et potager avec Connor et Dexter, le jardinier. J'ai grignoté deux toasts beurrés en
feuilletant un magazine de finances – du chinois ! Je me suis forcée à vider mes valises, puis ai
installé mon ordinateur – seul vrai contact avec le monde extérieur jusqu'à vendredi. Juste avant que le babyphone ne se déclenche à nouveau, je me suis dépêchée d'essayer tous mes uniformes.

Mise à part une robe un peu trop lâche, ils me vont comme un gant.

Le ciel m'est retombé sur la tête en un instant. Pendant les heures qui ont suivi, la rouquine a fait
tout son possible pour me faire tourner en bourrique. Repeindre les murs de la cuisine avec sa
compote de fraises. Renverser l'intégralité de sa tasse de jus de fruits sur le tapis le plus cher de
toute la maison. Pas une fois. Pas deux. Trois ! Se ruer dans le jardin – afin de braver une énième
interdiction – et sauter dans les flaques afin d'être recouverte de boue de la tête aux pieds. Me crever le deuxième tympan pendant le bain, parce que j'ai osé rajouter un centimètre d'eau. Ne manger que la croûte panée du poisson, se servir du reste comme de munitions. La cible étant mon front.

Ça change du nez, cela dit...

Et cette merveilleuse journée en tête à tête s'est terminée exactement comme elle avait commencé :

– Bonne nuit Birdie. Fais de beaux rêves...
– Pas belle !


Call me nanny or baby. {z.m}Où les histoires vivent. Découvrez maintenant