1. Le pacte

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  – Em, il faut que tu te secoues ! Je vais devoir utiliser la manière forte, si ça continue...


Les mots braillés par ma jumelle depuis la cuisine entrent par une oreille et ressortent par l'autre.
Vivre aux côtés de Joséphine Merlin requiert non seulement beaucoup de patience, mais aussi
d'inventivité. Et en 25 ans, c'est tout ce que j'ai trouvé pour l'empêcher de me rendre folle.
L'entendre sans vraiment l'écouter.

– Allo, il y a quelqu'un derrière ce regard de merlan frit et dans ce corps de mollusque
rachitique ? insiste-t-elle en me rejoignant dans le salon.

Je ne prends même pas la peine de lever les yeux vers elle, les images qui défilent sur notre grand
écran m'ont comme hypnotisée. Ou alors peut-être est-ce seulement une excuse... Joe soupire
bruyamment, puis dépose devant moi une assiette où se battent en duel quelques feuilles de basilic
sur une énorme pile de spaghettis.

– Mange un peu, Emilie. Tu commences à me faire peur...

« Emilie ». Lorsque ma sœur m'appelle par mon prénom, c'est qu'elle est vraiment inquiète – ou
dans une colère noire, mais sa voix douce m'indique que ce n'est actuellement pas le cas.

– Arrête de me materner, Joe. Je vais bien, me forcé-je à sourire en faisant tourner ma fourchette
dans les pâtes.
– Tu parles, ça fait dix jours que je vis avec un zombie... Tu refuses de sortir le soir, tu passes tes
journées à roupiller ou à regarder dans le vide, tu quittes l'appart' uniquement pour aller courir et
dépenser les calories que tu n'as pas ingérées en écoutant de la musique déprimante, tu n'as pas
trouvé de boulot malgré toutes les propositions de Jasper... Bref, je continue ? me demande-t-elle,
les sourcils froncés et les bras croisés sur sa poitrine.

Sa poitrine... On ne pourrait pas la rater, justement. Parce que ça ne lui suffit pas d'avoir un corps
à ce point parfait sans rien faire pour l'entretenir, il faut que ma jumelle s'acharne à parader en
débardeur ajouré et micro-short en jean.

Je n'aurai jamais son assurance... Ni son sex-appeal... Zayn ne l'aurait sûrement pas
renvoyée, elle...

– Em ! Tu vas y aller à ce shooting photo ? reprend la bombe en me faisant de grands signes avec
ses bras.
– C'est pour de la lingerie, Joe ! Tu sais très bien que...
– Que quoi ? Que tu n'as pas assez confiance en toi ? Que tu es assez naïve pour ignorer que tu as
un corps de rêve ? Qu'un connard t'a sautée, puis jetée et que ton ego est parti en fumée ?
– Joe ! m'étouffé-je, les yeux écarquillés.
– Désolée, c'est sorti tout seul, murmure-t-elle en venant s'asseoir tout contre moi. J'en ai marre
que tu laisses les hommes te rabaisser. Tu vaux mieux que ça, Em. Ton Malik ne t'arrive pas à la
cheville, tu es mille fois mieux que ce type, mais tu es trop torturée pour t'en rendre compte.
– J'ai merdé, j'ai envoyé sa fille à l'hosto et il m'a virée. Il n'a rien fait de mal, affirmé-je en
prenant bêtement la défense de l'homme qui m'a brisé le cœur.
– Ça fait dix jours que tu te lamentes en pensant à lui. Ne me fais pas croire que c'est un saint
homme ! Fais comme moi, Em : quand ça devient compliqué, quand tu sens que tout va basculer,
prends les devants et passe au suivant !
– Ah oui ? Et ça rime à quoi, tout ça ? me tourné-je sèchement vers elle. Tu as un mec, toi ? Tu vis
une relation stable et épanouissante ? Depuis quand est-ce que tu es experte en histoires
sentimentales ?
– Je n'ai pas cette prétention, mais a priori, le système que je me suis imposé fonctionne mieux
que le tien. Contrairement à toi, mon cœur n'est pas en lambeaux. Et mon ego se porte à merveille,
siffle-t-elle en quittant la pièce, vexée comme un pou.
– Mon cœur ne t'a rien demandé ! Et je ne suis pas amoureuse de lui ! crié-je bêtement, une fois
seule.

Ces dix derniers jours m'ont malheureusement prouvé le contraire... J'ai rêvé de ses cheveux
foncés, de ses yeux sombres et de sa voix rauque chaque nuit. À chaque réveil, mon esprit s'est amusé à dessiner et redessiner le tatouage qui lui barre le pectoral. Sous la douche, c'est sur ses lèvres chaudes, sa langue avide, ses muscles saillants que j'ai fantasmé. Et si j'ai couru un semi-marathon chaque jour, c'était pour ne pas penser à tout le reste.
Pour ne pas le désirer aussi fort.
Pour ne pas pleurer toutes les larmes de mon corps en réalisant que je ne le reverrai jamais.

Ni sa fille, Birdie... Mon cœur se serre à chaque fois que je croise une petite rouquine...

Depuis sa chambre, Joe m'ordonne à nouveau de me bouger. Je prends une longue inspiration et
décide d'obtempérer. Pour une fois, le sermon de ma sœur n'aura pas été totalement vain. Après
avoir avalé la moitié de mon assiette, je la rejoins dans sa chambre pour lui coller un baiser sur la
joue, puis file sous la douche. Trente minutes plus tard, je suis habillée, coiffée et presque prête à
aller m'inscrire dans l'agence d'intérim du quartier. Secrétaire, serveuse ou femme de ménage : je
prendrai ce qu'on me donnera. J'en suis aux dernières retouches maquillage lorsque la sonnette
criarde retentit. De l'autre côté du couloir, Joe me prévient qu'elle s'en charge et je m'attends déjà à
voir débarquer Jasper, la bouche en cœur et un bonnet en laine sur le crâne, malgré la chaleur de
l'été.

Je ne comprendrai jamais ces gens qui cèdent si facilement aux diktats de la mode...
Je frémis et manque de me cogner le front dans le grand miroir lorsqu'une voix familière me
parvient, au loin. Je laisse mon mascara échouer sur le sol et me précipite en direction du couloir,
pour mieux entendre ce qu'il se passe dans l'entrée. Je n'ai pas rêvé.
C'est bien la voix de Zayn.
Mon cœur bat à mille à l'heure, mes mains sont moites, j'essaie d'analyser au mieux la situation, sans vraiment y parvenir. Les secondes s'écoulent et j'hésite toujours entre fuir et intervenir.

– Vous vous êtes perdu, Mr Malik ? Ou alors vous êtes venu voir dans quel état vous avez mis
Em ? C'est très généreux de votre part mais je ne suis pas certaine que ce soit une bonne idée,
entends-je ma jumelle lui balancer d'une voix acide, de l'autre côté du mur.
– Emilie m'a dit qu'elle avait une sœur, répond-il d'une voix amusée. J'ignorais qu'elle avait
également un garde du corps.
– Garde du corps ou tueuse à gages, tout dépend du type que j'ai en face. Je suis prête à tout pour
la protéger, vous savez... rétorque Joe, d'une voix assassine, avant que je l'interrompe pour éviter le
massacre.
– Merci Joe, je vais m'en occuper, dis-je d'une voix neutre, en me plantant soudain devant eux.

Ma jumelle s'éclipse après m'avoir jeté un regard plein de mises en garde et je me perds à
nouveau dans ces yeux noirs. Je fais tout mon possible pour ne pas avoir l'air d'un chaton terrifié. Ou émoustillé. Ces pupilles sauvages qui me hantent, depuis notre toute première rencontre... Ce
magnétisme qui ne fait qu'une bouchée de ma carapace en titane... Zayn ne dit pas un mot,
également trop occupé à me fixer intensément. Pendant une petite éternité, nous restons immobiles,
paralysés par une force qui nous dépasse. Ses cheveux en bataille, sa mâchoire saillante, sa peau
hâlée... Je pensais ne jamais les revoir.

– Tu veux entrer ? demandé-je finalement en l'invitant à passer le pas de la porte.
– Oui. On peut parler ? Seul à seul ?

Son ton est indéfinissable. Est-il en colère, embarrassé ou juste pressé ? Impossible de savoir. Il
passe la main dans ses cheveux. Ses yeux quittent les miens pour la première fois et se posent sur ma jumelle, qui est en train de se vernir les ongles des orteils sur le canapé du salon.

– Oui, dans ma chambre, fais-je en sentant le rose me monter aux joues.

Résiste ! Ne rien laisser paraître. Rester digne. Froide.

Le colosse me suit jusqu'à la petite pièce – à peu près rangée, si ce n'est quelques fringues qui
traînent par-ci par-là et que je récupère au passage pour les cacher dans un tiroir.

– C'est donc ici que Emilie Merlin passe ses nuits... murmure le milliardaire en étudiant chaque
mur et chaque meuble.

Le voir ici, chez moi, à quelques centimètres de mon lit me provoque des frissons incontrôlables.
Je tente de prendre une douche froide mentale, mais mes neurones refusent de redescendre en
température. Mon corps, lui, est un cas désespéré. Mais peu importe, j'ai décidé de ne rien lui
montrer. De ne pas lui faire ce plaisir.

– Zayn, qu'est-ce que tu fais ici ? soupiré-je en feignant l'indifférence.
– À ton avis ? sourit-il légèrement, en s'adossant à ma penderie.

Qui sera désormais érigée au titre d'autel sacré...
Em ! ! !

– Pas de jeu. Plus de jeu. Si tu as quelque chose à me dire, je t'écoute, grondé-je en évitant son
regard.
– C'est justement ce que je suis venu te proposer, affirme-t-il en passant la main dans sa barbe
naissante. Birdie ne se remet pas de ton départ et je réalise que je suis peut-être allé trop loin en
rompant notre accord.
–...
– Une réaction ?
– Pas pour l'instant.
– Un avis ?
– Non plus.
– Très bien, sourit-il, apparemment amusé par mon manque d'éloquence. Je voudrais qu'on
reprenne tout à zéro. Le même contrat, les mêmes conditions, mais en ajoutant une sorte de pacte : pas de jeu de séduction, pas de dérapage, juste du professionnalisme, cette fois. Pour le bien de Birdie.
– Et le nôtre, précisé-je.
– Comment ça ? demande-t-il, soudain intrigué.
– Toi et moi, ça n'aurait jamais dû arriver. J'ai perdu mon job et ma fierté, tu as perdu ton temps...
dis-je, le plus neutre possible.

Ses pupilles noires s'agitent, passant de mes yeux à ma bouche. Quelque chose me dit que ma
dernière phrase ne lui a pas plu, mais il garde ses réflexions pour lui et se racle la gorge avant
d'ajouter :

– Pas d'ambiguïté, pas d'insubordination : les règles sont faites pour être respectées.
– Entendu. Je reprends quand ?
– Lundi.
– 7 heures ?
– 7 heures, acquiesce-t-il avant de promener une dernière fois ses yeux aux quatre coins de la
pièce.

Ils s'arrêtent sur le cadre photo posé sur ma table de nuit. Ma mère, Joe et moi, il y a quelques
années. Il se penche, tend le bras et s'apprête à s'en emparer, quand je me mets volontairement sur
son chemin.

– Zayn, ce sera tout ?

Lorsqu'il le redresse, son visage est tout près du mien. Ses traits parfaits, sa peau que je devine si
douce, son parfum viril manquent de me faire défaillir, mais je ne bouge pas d'un centimètre. Cette
fois, il est sur mon territoire et c'est à moi de lui dire quand partir. Maintenant.

– Oui, ce sera tout... souffle-t-il en me dominant à présent de toute sa hauteur.

Ses yeux toujours imbriqués dans les miens, il prend une grande inspiration, me décoche un
sourire dont le sens m'échappe, puis se dirige enfin vers la sortie.

– Je sens qu'on ne va pas s'ennuyer... fait-il en s'éloignant dans le couloir.
– On ne s'ennuie jamais avec Birdie ! ricané-je en repensant aux frasques de la petite.
– Je parlais de nous, Emilie, entends-je juste avant que la lourde porte d'entrée se referme
derrière lui.

Il a déjà oublié notre pacte ou je rêve ? !

Call me nanny or baby. {z.m}Où les histoires vivent. Découvrez maintenant