5. Dans la peau

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  Zayn... Ses mains qui me pressent contre son torse nu, ses lèvres qui se promènent sur ma
peau frissonnante, sa virilité qui me... qui me...

– Em, tu peux revenir parmi nous ? râle ma jumelle.

Elle est canon dans son tee-shirt en cuir riquiqui et son slim noir, mais qu'est-ce qu'elle peut être
chiante ! Je viens de m'envoyer en l'air avec l'homme le plus... le plus... et elle ne me laisse pas
respirer ! Une seconde de répit, ce serait trop demander, j'imagine.

Elle s'immobilise derrière son comptoir, deux bouteilles d'alcool dans chaque main, comme des
flingues prêts à dégainer. Ses yeux bleus fouineurs m'inspectent, me passent au détecteur de
mensonges. Je la fixe en retour, sans me laisser impressionner. Elle a beau être plus grande gueule
que moi, je n'ai pas l'habitude de la laisser me dicter ma conduite.

Pas ce soir, en tout cas. Pas après ce qu'il vient de se passer...

– C'est tout ce que ça t'inspire, ces retrouvailles ? bougonne-t-elle en se penchant pour me parler
à l'oreille.
– Je suis trop crevée pour faire la danse de la joie, Joe. Crois-moi, je n'attendais que ça, te
retrouver. Mais là, tout de suite, j'ai hâte de rentrer chez moi...
– Chez nous, me corrige-t-elle en fronçant les sourcils.

Puis le devoir l'appelle. Elle me balance un clin d'œil et retourne à ses obligations. Conserver
son titre de « Hottest Barmaid », ça se mérite. Surtout au Crazy Monkey, où tous les employés sont
jeunes, beaux et totalement dépravés.
Pardon, décomplexés.

Ce soir, le bar tendance de Camden Town est carrément en ébullition. Les clients font la queue
jusque dans la rue, la musique pop-rock un peu barrée bat son plein, des faisceaux fluo s'échappent
du plafond et s'abattent sur nous, mélange de rose scintillant, de jaune aveuglant et de grand
n'importe quoi. Eux, ils adorent ça. Tous ces gens qui dansent, qui boivent, qui flirtent, qui
transpirent. Cette effervescence. Cette vie. Ce bordel. Moi, c'est à peine si je remarque tout ça. Mon
esprit est ailleurs. Avec lui...

– Tiens, de quoi te mettre dans l'ambiance... rigole Jasper en déposant un verre face à moi.

Je le remercie d'un petit signe de la main – en avalant une première gorgée qui me pique la gorge
– et le suis du regard, alors qu'il se penche sur une jolie rousse pour lui demander sa commande. Il
en fait des tonnes. Regards en coin, sourires enjôleurs : pas de doute, le beau gosse ne rentrera pas
seul ce soir.

Moi, par contre... Est-ce qu'il y repense ? Est-ce qu'il regrette notre coup de folie ?

– Je peux t'offrir un verre ? Ou t'inviter à danser ? me fait sursauter un grand brun – ou châtain,
impossible de savoir – aux bras nus tatoués.

Flash-back... Zayn... Ce mystérieux tatouage qui barre sa poitrine...

– Je suis Pete, insiste le quasi-sosie de Channing Tatum, en s'accoudant nonchalamment au bar.
– Désolée, je suis... occupée.
– Tu n'en as pas l'air, rit-il doucement avant de me susurrer à l'oreille. Je ne laisse jamais
tomber, quand je veux quelque chose. Et ce soir, ce que je veux, c'est toi...
– Très original... ricané-je. Tu perds ton temps, Peter.
– C'est Pete, pas Peter.
– Ok, salut Pete-Pas-Peter, souris-je en espérant qu'il s'en aille enfin.
– Ton prénom, c'est ?

Je soupire, tourne la tête et remarque que Joe nous observe, de loin. Je me mords l'intérieur des
joues pour ne pas exploser de rire. Parce que je sais pertinemment ce qui est sur le point de se
passer.

– Pas de prénom ? continue l'autre. Bon, je vais t'appeler « Sexy » alors...

Trois... Deux... Un...

– Et nous, on va t'appeler « l'homme mort » si tu ne dégages pas immédiatement. Va baratiner qui
tu veux avec tes phrases à deux balles, mais fous la paix à ma sœur. Vous ne jouez pas dans la même
ligue.

Joséphine Merlin... La diplomatie incarnée...

Je glousse en regardant le pauvre bougre s'éloigner, déjà à la recherche d'une nouvelle proie.

– Il s'en remettra, se marre Joe en remplissant mon verre.
– Vous cherchez à me faire tituber ? Jasper m'a resservie avant toi...
– Ouais, après la semaine que tu as passée, on s'est dit que tu aurais besoin d'un petit coup de
pouce pour décompresser...
– Vivre en sous-vêtements, se faire un marathon Ryan Gosling et pioncer douze heures d'affilée,
par exemple ?
– Hum... Je valide, mais surtout, boire jusqu'à plus soif... lâche-t-elle en claquant la langue.

Ok. La nuit va être longue... Et agitée.

Elle l'a été. Et bien plus que ça.

Vers minuit, j'ai cédé aux sirènes du gin-fizz et suis montée sur scène pour chanter – correction :
massacrer – Burn d'Ellie Goulding.

Vers une heure, j'ai eu envie de l'appeler. Malik. De lui dire tout ce que j'avais sur le cœur.
J'ai résisté, grâce à une distraction qui tombait à pic. Ma voisine a vomi sur mes chaussures.
Vers deux heures, le démon du booty shake s'est emparé de moi. Celui de la danse des canards,
aussi.

Vers trois heures, Jasper a fait un strip-tease sous les yeux affamés de ses groupies. Les autres
barmen l'ont fait descendre du comptoir en le menaçant avec un extincteur.

Vers quatre heures, Joe avait déjà emballé trois mecs différents – ou quatre, tout dépend si des
jumeaux comptent pour un ou deux – avant de les jeter sans scrupules.

Vers cinq heures, les deux fous qui partagent ma vie ont refait le monde sur notre canapé du salon,
pendant que je sombrais. Dans des rêves interdits.

Midi. Ma chambre est un four. Je me lève péniblement, la barre au crâne. En ouvrant la fenêtre,
des images me reviennent. Encore lui. Ça ne cessera jamais. Je file sous la douche, me mets en apnée sous le jet d'eau puissant, puis alterne du brûlant au glacial, en espérant oublier. Comme si la douleur allait me débarrasser de lui. Pour de bon. Raté. Je hurle comme une bête sauvage en m'agrippant contre le mur en carrelage, jusqu'à ce que Joe débarque dans la salle de bains, paniquée.

– Putain de merde, Em, qu'est-ce que tu fous ? ! J'ai cru que tu étais en train de te faire trucider !
J'ai déjà une migraine d'enfer, si tu pouvais m'éviter la crise cardiaque...
– Désolée, murmuré-je en éteignant l'eau.

Ma jumelle mal réveillée me tend une serviette et détourne le regard – je suis pudique, elle le sait
– pour me laisser sortir de la douche. Je m'enroule dans le rectangle en éponge et rassemble mes
cheveux trempés dans un chignon mal foutu.

– Em, tu peux tout me dire, tu sais ? me fixe Joe en attrapant sa brosse à dents.
– J'ai couché avec lui... chuchoté-je après un long silence, en sentant mes larmes affluer.
– Quoi ? s'écrie-t-elle, la bouche pleine de dentifrice. Attends !

Elle me fait signe de lui laisser dix secondes, s'active en frottant ses dents comme une forcenée,
puis se rince la bouche comme un vieux routier.

– Continue... soupire-t-elle en me regardant enfiler une robe débardeur.
– Hier soir. Avant de vous rejoindre au bar, avoué-je.
– Em...
– Non, je t'arrête tout de suite ! dis-je en posant mon index sur ses lèvres. C'était juste du sexe.
Pas de sentiments. Je ne veux pas ton avis, c'est trop tôt, je ne sais moi-même pas quoi en penser. Je
voulais juste que tu le saches, c'est tout.
– Mais...
– Un café ? grondé-je en optant pour une solution plus radicale : plaquer toute ma main sur sa
bouche.
– Hmm hmm ! acquiesce-t-elle en bougeant la tête.
– Ok. Et après ça, mission déco !

Tout le reste de notre samedi a été consacré à cette mission – presque impossible. Transformer
notre appartement un peu miteux en trois-pièces cosy, lui donner une âme, le décorer à notre image.
Et tout ça, sans s'arracher les cheveux. Joe ne jure que par le noir, le métal, le chromé et l'ultra
moderne. J'aime la couleur, l'abstrait, le vintage. Il a fallu faire des concessions. Le frigo rose
bonbon m'a coûté dix week-ends de vaisselle – en plus de tout ce que j'ai dû débourser dans le
magasin d'occas' le plus hype du quartier.

Avant de bosser pour Malik, je n'aurais jamais pu me le permettre...
Le soir venu, Joe et Jasper ont retrouvé les habitués du Crazy Monkey et j'ai passé quelques
heures en tête à tête avec ma télé. Une nouvelle acquisition, elle aussi. Je me suis endormie tôt, en
boule sur le canapé, ma sœur m'a escortée jusqu'à mon lit en rentrant du travail.

Dimanche matin, je suis allée courir sur Whitechapel Road et dans les environs. Sous un soleil
radieux, la ville était animée par les marchés d'art, les échoppes bio et les spectacles de rue. Je me
suis arrêtée pour admirer les vitrines des galeries contemporaines et des boutiques rétro. Un homme
assis à même le trottoir m'a demandé quelques pièces. Je suis allée lui acheter un sandwich et une
grande bouteille d'eau avant de reprendre mon jogging. Me vider la tête. Il va bien falloir que j'y
arrive...

13 h 10. Joe – qui m'a entendue arriver dans la cage d'escaliers – m'accueille en attrapant les
sacs de courses qui pèsent sur mes poignets.

– Tu sais que tu n'habites pas là la semaine, sourit-elle en les posant sur la table de la cuisine. Tu
n'as pas besoin de jouer la nanny avec moi.
– Non mais j'avais besoin de m'occuper l'esprit. Et puis ça t'évitera de te nourrir exclusivement
de chips au vinaigre et de beurre de cacahuètes.
– Les deux ensemble, c'est encore meilleur ! ricane-t-elle en remplissant les placards.
– Je file me doucher, tu lances le poulet ?
– Em, je viens de me lever... Comment te dire que ton poulet me donne envie de gerber...
– Tu as encore picolé, hier soir ?
– Non, une cuite par semaine, ça me suffit largement ! Allez oust, me pousse-t-elle vers la sortie. Il
faut qu'on discute, mais après ta douche.

« Il faut qu'on discute. » Cette fois, je ne vais pas y échapper...

Bingo ! J'ai à peine fourré une feuille de salade dans ma bouche que ma jumelle lance les
hostilités, assise en tailleur sur le canapé.

– Bon, tu me racontes ?
– On s'est regardés. On s'est parlés. On s'est embrassés. Et... tu sais, résumé-je en posant mon
assiette sur la table basse.
– Emilie Merlin, j'ai le moyen de vous faire parler... articule-t-elle d'une grosse voix.
– Ça va Dark Vador, tes menaces, tu sais où tu peux te les mettre ! ris-je de bon cœur.
– Bon, plus sérieusement... reprend-elle en s'étirant. Tu sors d'une relation compliquée. Pire que
ça : cauchemardesque. Tu as enfin réussi à larguer Mathias et à lui échapper. Tu as trouvé un job de
psychopathe – dans le bon et le mauvais sens du terme. Et tu te jettes à nouveau dans la gueule du
loup ? En mettant ton bien-être mental ET ton boulot en danger ? Em, vraiment ?
– C'est toi qui passes ton temps à me dire de vivre un peu plus et de réfléchir un peu moins ! De
me lâcher ! De tester de nouvelles choses. Et c'est exactement ce que tu es en train de me reprocher !
– Un : je ne te reproche rien. C'est ta vie. Tes choix. Deux : être plus spontanée, plus légère,
moins frileuse ou coincée, ça ne signifie pas coucher avec ton milliardaire ! Je pensais plutôt à un
mec comme Jasper. Appétissant, marrant, inoffensif, jetable.
– C'est trop tard, baillé-je en me sentant soudain épuisée. Ce qui est fait est fait. Je vais devoir
assumer les conséquences.
– Em, résiste, la prochaine fois. Si tu te sens sur le point de craquer, ferme les yeux et visualise-le
avec des écailles sur tout le corps ! Tu veux te taper Godzilla ? Non, je ne pense pas ! Si ça s'arrête
là, tout peut encore redevenir comme avant.
–...
– C'est bien ce que tu veux, non ?
– Je ne sais pas...
– C'est pas vrai... soupire Joe en se laissant aller en arrière.
– Hey... dis-je doucement en lui tapotant le bras.
– Ouais ?
– Je crois que l'amour, ce n'est vraiment pas fait pour moi...
– C'est ce que je me dis, moi aussi. Sauf que toi, tu as au moins le courage d'essayer... chuchote-
t-elle en passant la main dans mes cheveux. Maman m'a toujours dit que c'est toi qui avais raison...

C'est ça aussi, ma sœur. La tendresse.

***

Lundi matin. Comme une envie de démissionner...

La townhouse est plongée dans le silence lorsque je quitte mon quatrième étage – où je suis
montée dix minutes plus tôt pour déposer ma petite valise et enfiler mon uniforme. Birdie dort
paisiblement, pas de Connor à l'horizon, encore moins d'Zayn. La grande aiguille s'apprête à
s'arrêter sur le huit, je prends le chemin de la grande cuisine pour préparer le petit déjeuner de la
rouquine.

Qui, étrangement, m'a manqué...

Je suis en train de bâiller comme une carpe quand je tombe face à face avec un dandy. Un vrai
dandy. Pas juste un mec un peu snob qui s'amuse à porter des belles montres et des belles chaussures.

Non. Un homme au physique racé et au flegme typiquement british. Celui-là a les traits fins, comme
dessinés au porte-mine.

Qui est-il ? Et qu'est-ce qu'il fait là si tôt ? Un colocataire dont j'ignorais l'existence ?

Ses cheveux longs sont tirés en arrière, ses yeux bleu gris, je les distingue très clairement lorsqu'il
les plonge dans les miens sans aucune gêne ni timidité. Adossé contre le plan de travail, un mug de
café à la main, il me sourit immédiatement – un sourire taquin, qui me rappelle ceux que m'adresse
souvent Joe – et s'avance vers moi, la main tendue.

– On m'avait pourtant dit que vous étiez distinguée, blague-t-il doucement.
– On m'avait pourtant dit de ne pas laisser entrer d'étrangers dans cette maison, rétorqué-je en la
serrant.
– Votre âme charitable, probablement...
– J'ignorais que j'en possédais une.
– Pour s'occuper de Birdie, il en faudrait presque deux, chuchote-t-il en se couvrant la bouche.

Mais bon sang, qui est-il ? J'imagine que je ne vais pas tarder à le savoir. Extérieurement, tout
n'est que raffinement chez cet homme. La nature lui a offert un physique d'esthète – voire de top
model – et son goût pour les belles choses n'est pas à prouver. Il suffit de poser les yeux sur lui
pendant un fugace instant pour deviner que le dandy joue dans la cour des grands. Des grands
couturiers, en tout cas.

– Donc vous connaissez les gens qui habitent dans cette maison ? Vous n'êtes pas entré ici par
hasard ? ironisé-je en prenant une voix de potiche et en écarquillant exagérément les yeux.
– Vous avez de la repartie, je vous aime déjà, Frenchie, sourit-il. Je suis Jude Montgomery, alias
le meilleur ami de votre patron et le parrain de votre petite protégée.
– Enchantée. Emilie Merlin. Nanny et Présidente de « SOS sortez-moi de là ».
– Je vous comprends. Bosser pour Zayn, ça ne doit pas être facile tous les jours...
– Alors que bosser AVEC Zayn, ça, c'est un cadeau du ciel ! balance mon fantasme brun en
s'incrustant au pire moment. Quand il s'agit de gagner des milliards, ça ne te dérange plus de
travailler avec moi, Montgomery...

Ça ne fait aucun doute, ces deux-là se connaissent par cœur et malgré leurs différences – évidentes
– ils font la paire. Il suffit de surprendre un regard échangé pour deviner l'amitié profonde et sincère
qui les unit.

Mais ce n'est pas ce qui m'obsède, à cet instant. Non, ce qui me fait frémir, ce sont ces deux
pupilles noires. Zayn... La petite bête s'excite à nouveau dans mon estomac. Dans tout mon ventre, y compris en bas. Je ne sais pas si je dois faire profil bas ou me comporter normalement, comme s'il ne s'était rien passé. Comme si notre corps-à-corps endiablé n'avait jamais existé. Je lève les yeux et croise ceux de Malik, ma gorge se serre. Son regard est habité par une flamme intense, qui crépite jusqu'à m'envoyer des frissons à chaque extrémité, mais son langage corporel est froid.

Glacial.

– Bonjour Emilie. Je vois que les présentations sont faites, dit-il de sa voix rauque en faisant
couler le liquide noir dans sa tasse.
– Imogen ne m'aimait pas beaucoup, me confie Jude. Mais je crois qu'entre nous, c'est plutôt bien
parti...

Zayn se retourne et nous dévisage, l'un après l'autre. Apparemment, ça ne lui plaît pas que son
associé et meilleur ami s'acoquine avec moi.

– Brrr, si un seul regard pouvait tuer... plaisante le dandy en posant la main sur l'épaule du
colosse blond.
– On a du boulot, Jude. Le groupe Primo nous attend, grogne ce dernier en lui montrant la sortie.

L'invité n'insiste pas. Il passe devant moi et baisse la visière de son haut-de-forme imaginaire
pour me saluer. En me gratifiant d'un dernier sourire de sale gosse au passage, ainsi que d'une
réflexion tout à fait inappropriée :

– Psstt ! Quelque chose me dit que son talon d'Achille, ce sont vos beaux yeux...

Zayn lui gifle l'arrière du crâne pour le faire taire, l'autre rigole et sort de la pièce. Mon boss
est lui aussi sur le point de franchir le pas de la porte, quand il change d'avis. Le blond ténébreux fait volte-face, puis semble chercher ses mots. Finalement, quelques-uns, prononcés d'une voix douce et suave, parviennent à passer la barrière de ses lèvres :

– Au fait, tu as passé un bon week-end ?
– Oui... Enfin, j'ai eu du mal à... me concentrer.
– Sur quoi ?
– Sur ma vie. Ma vie normale. Avant tout ça.
– Je ne cherche pas à compliquer ta vie, tu sais, murmure-t-il en passant la main dans sa fine
barbe.
– Je sais. Tu ne cherches rien. Et moi non plus.

Faux-cul ! C'est faux. Archi-faux.

Ses yeux se fondent dans les miens, nous restons parfaitement immobiles, à moins d'un mètre
d'écart, reliés par cette intensité qui nous submerge à chaque regard. Le sien descend sur ma bouche, je retiens ma respiration. Mais un objet tombe dans la pièce d'à côté, émettant un bruit sourd. Jude lâche un juron, au loin, et les pupilles noires me quittent. Moins d'une minute plus tard, la porte claque et je réalise que mes ongles sont enfoncés dans mes paumes, depuis le début.

Aïe.

***

Rien d'extraordinaire ne se passe pendant les trois jours suivants. Birdie accapare mes journées et
je ne croise Zayn que rarement, au petit matin ou en début de soirée. Il est souvent pressé, en
compagnie de Camilla, de Jude ou de ses trois téléphones pro – dont les sonneries me sortent déjà
par les yeux.

La tension sexuelle est toujours palpable lorsque nous sommes dans la même pièce. Mais aucun de
nous n'agit, n'ose faire le premier pas. Nos conversations ne dépassent jamais quelques échanges et
ne s'aventurent pas là où elles ne devraient pas. Et pourtant, ses yeux ne cessent jamais de
m'émouvoir. Et de me détailler plus que nécessaire. Il me plaît, ce n'est plus un secret. J'ai beau les
retenir, leur mener la vie dure, les sentiments grandissent en moi. Zayn reste constamment présent, dans un petit coin reculé de ma tête. Et je crois que c'est réciproque.

Même s'il ne voudra jamais l'admettre...

Birdie, elle, ne cache pas un seul des sentiments qu'elle éprouve à mon égard. De la colère,
souvent. De l'affection, parfois. Ses caprices sont toujours aussi nombreux, mais ils ont baissé en
intensité. Et les moments complices deviennent quotidiens, même s'ils ne durent guère longtemps.

Il n'est pas rare qu'on nous prenne pour une mère et sa fille. Au parc, dans la rue, dans les
magasins, j'ai fréquemment droit à ce genre de réflexions. Certaines femmes vont même jusqu'à dire que la petite me ressemble. C'est idiot, nous ne pourrions pas être plus différentes. Et pourtant, mon cœur commence à battre tout doucement pour cette enfant qui a été privée de sa mère bien trop tôt.

Bien plus tôt que moi. Mais même si nos histoires n'ont rien en commun, nous partageons au moins
ça. La femme qui nous a donné la vie ne nous donnera jamais sa bénédiction lorsque nous aurons
trouvé le bon. Elle ne nous aidera pas à choisir notre robe de mariée. Ne verra jamais grandir nos
enfants.

Bloquer la douleur. Respirer. Enchaîner.

– Pas belle, dans l'eau ! crie le monstre en m'éclaboussant depuis son bain.
– Birdie, ça suffit ! Et rends-moi le savon.
– Non !
– Birdie ! Pas dans la bouche ! !

Je lui arrache le galet des mains, tente de lui rincer la bouche à l'eau claire, mais le glouton
crachote de la mousse en chouinant.

– Calme-toi ma puce, je vais t'aider, lui dis-je calmement en voulant la sortir de la baignoire.

Mais elle se débat, se tortille dans tous les sens en remuant ses bras et ses jambes et pendant une
seconde, je perds l'équilibre. Une seconde de trop. Sa tête heurte le carrelage blanc du mur et ses
hurlements retentissent à cent mètres à la ronde. Une bosse apparaît déjà au milieu de son front.

Au secours !

La petite emmitouflée dans son peignoir et serrée dans mes bras, j'appelle Connor en panique,
puis réalise que ce n'est pas la bonne chose à faire. Je raccroche précipitamment, puis appelle la
ligne privée du pédiatre de Birdie, disponible 24 heures sur 24. Il décroche au bout de deux
sonneries seulement, écoute mes explications, entend les pleurs de la petite, ressent mon stress, puis
me conseille d'emmener l'enfant aux urgences. « Juste par prudence. » Connor débarque à la porte de la salle de bains à ce moment-là, les clés de voiture à la main.

Les urgentistes de la clinique privée de Mayfair prennent en charge Birdie à la seconde où nous
arrivons. Ils savent à qui ils ont à faire : l'enfant unique de Mr Malik, leur plus éminent et fidèle
donateur. Pendant que j'assiste aux examens en ne quittant jamais la petite des yeux, Connor se charge de prévenir son père.

Rien qu'à cette idée, j'ai envie de disparaître sous terre. Et de serrer Birdie contre moi, en lui
promettant qu'il ne lui arrivera plus rien.

– L'examen clinique est parfaitement normal, Birdie ne souffre que d'un petit traumatisme bénin,
m'annonce le grand ponte après vingt minutes en salle numéro un. Ce terme est effrayant, mais je vous assure que le choc a été très léger. Ma collègue va vous recevoir pour vous expliquer la suite. Juste par mesure de précaution, vous allez devoir surveiller l'enfant pendant les prochains jours.
– Donc il se peut que ce soit grave ? soufflé-je en retenant mes larmes.
– Miss Merlin, sourit-il en posant sa main sur mon avant-bras. Je vous assure qu'elle va bien. Et
vous n'y êtes pour rien, un enfant de deux ans tombe forcément.

Je respire enfin. Birdie va bien. Elle gazouille désormais, à mes pieds, en mastiquant les oreilles
de son doudou-lapin.

– Où est-elle ? Où est ma fille ? entends-je hurler à l'autre bout du couloir.

Zayn Malik avance à grands pas dans notre direction, les yeux rivés sur le visage de sa
petite poupée, qui s'agite en tendant les bras vers lui. Il arrive à notre niveau, s'agenouille et la serre
dans ses bras, avant de la soulever contre son torse. Il se relève et m'interroge du regard. Ses yeux
noirs sont meurtriers.

– C'était un accident... J'ai perdu l'équilibre et elle s'est cognée...
– C'est le dernier de mes soucis ! s'emporte-t-il. Ce que je veux savoir, c'est comment elle va !
– Mr Malik, nous interrompt une jeune femme en blouse de médecin, votre fille s'en sort juste
avec une vilaine bosse. Les examens sont normaux, rien de suspect, il n'y a aucune inquiétude à
avoir. Je vais chercher le compte-rendu, je reviens.

Zayn soupire, dépose un baiser sur la joue de Birdie, puis son regard froid me contemple à
nouveau. Son visage est grave, ses traits tendus. À cet instant, je sais que rien ne sera jamais plus
comme avant.

– C'est de notre faute, tout ça, grogne-t-il en balayant son front de la main. On a dérapé, on est
allés trop loin et tout a changé. Birdie ne devrait pas avoir à payer nos erreurs. Elle est tout ce que
j'ai au monde, elle passe avant tout le reste. Il vaut mieux qu'on s'arrête là.

Sa voix posée et tranchante vient de m'asséner un coup de massue. Je bats des cils comme une
idiote, sentant mon cœur s'emballer. Je prie pour avoir mal interprété ce qu'il vient de m'annoncer...

– Je... Je ne suis pas sûre de comprendre, bredouillé-je en faisant un pas vers lui.

Il se recule, puis affirme sans sourciller :

– Notre collaboration s'arrête là, Emilie. Tu peux aller récupérer tes affaires, Connor te remettra
ton dernier jour de salaire.

Je puise dans mes dernières ressources pour ne pas éclater en sanglots. Ce job, j'ai appris à
l'apprécier. Je me suis enfin attachée à Birdie, à ses caprices, ses vilaines manies, ses sourires
espiègles ou adorables que j'ai gagnés un à un, à la sueur de mon front.

Et Zayn. J'ai tout fait pour lutter, pour rester insensible, mais je l'ai dans la peau. Et cette peau,
si fragile, si exposée, il vient de me l'arracher en prononçant ces derniers mots.

– J'étais prévenue, ris-je nerveusement, pour ne pas pleurer. Le premier jour, tu m'as dit de ne pas
me faire d'illusions. Sauf que j'y ai cru. Malgré toute ma volonté, j'y ai cru.

Sa mâchoire se crispe. Il n'est pas indifférent, je le sens au plus profond de moi. Mais cet homme
est trop buté pour revenir en arrière. Alors je capitule. Je rassemble tout mon courage, fais deux pas
en avant et embrasse Birdie sur la joue. Un long baiser, empreint d'émotions. Un baiser d'adieu. Je
ne sais pas si elle le ressent, mais j'ai à peine tourné les talons qu'elle se met à me réclamer.

Dos à eux, je peux enfin ouvrir mes vannes. Les larmes déferlent sur mes joues, alors qu'au loin,
j'entends la rouquine prononcer mon nom – ou du moins, ce qui y ressemble :

– Milie ! Milie ! Pas partir ! Milie !

Je quitte l'hôpital, hantée par les cris de la petite. Et par les images de son père. Ses yeux noirs et
envoûtants. Ses lèvres que j'aurais tant aimé frôler, au moins une dernière fois. Son magnétisme, son côté obscur, sauvage, qui font encore trembler tout mon corps.

Moi qui voulais prendre un nouveau départ, c'est réussi... Trouver un job en or et le
conserver : raté. Ne pas faire ressurgir les démons du passé : raté. Ne pas tomber amoureuse :
raté ! ! !  

Call me nanny or baby. {z.m}Où les histoires vivent. Découvrez maintenant