La maison de notre enfance

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Le parquet poussiéreux grince sous mon poids. J'arpente la bibliothèque et mon regard se porte sur le jardin. Les arbres sont en fleur. Je m'approche de la fenêtre et ouvre la porte vitrée. Je croise les bras et m'appuie sur le côté du mur. L'air normand frappe mon visage et les souvenirs me reviennent les uns après les autres. Je vois cet arbre – ce tilleul – au loin sur laquelle une balançoire se balance au rythme de la brise. Cette vieille planche en bois surmontée de deux cordelettes qui était autrefois pour mon frère et moi un amusement sans faille. Richard arrive près de moi et passe ses bras autour de mon corps. Comme moi il observe ce jardin si paisible, celui de notre enfance.

- Il va falloir y aller, me dit-il alors que je commençais à me détendre.

-Je sais. Je vais faire un tour dans ma chambre pour prendre les dernières affaires.

- Je t'attends dans le salon.


Je hoche la tête, la gorge nouée. Je grimpe le vieil escalier qui mène au premier étage. Je m'avance vers ma chambre de jeune fille. Je remarque que Monsieur Lapin, mon doudou, n'est plus sur le lit. Richard l'a installé dans un des cartons. Je souris faiblement. Mon frère me connaît si bien.J'attrape les quelques livres poussiéreux qui se trouvent confortablement installés depuis des années sur une étagère ainsi que des photos avant de prendre le carton encore ouvert dans les mains. La maison a été vidée de tous ces meubles et j'observe cet endroit si familier qui me paraît tout à coup étranger. Comme si toutes les années où j'ai vécu ici s'étaient d'un coup envolées. Mon regard circule sur ce qu'il reste de ma chambre. Le vieux papier peint défraîchi,le vieux parquet brun plus du tout à la mode, l'armoire incrustée dans le mur....

 Ça ne peut pas se terminer comme ça.  Alors ça y est. Papa est mort et la maison mise en viager il y a de ça quelques années ne devient plus qu'un lointain souvenir ? Je m'y refuse. Je repense à cette vieille maison normande que Papa a retapée seul, depuis le départ de Maman. Quelle idée de la mettre en viager ! Je fustige mon père en levant les yeux au ciel puis m'excuse. Il est mort. Ça ne change plus rien à présent. J'entends un bruit qui provient de la chambre d'à côté. Richard passe sa tête et me fait signe de le suivre. Docilement je descends les marches et rencontre le regard des nouveaux propriétaires des lieux. Je ne peux plus rester ici. J'étouffe, je manque tout à coup de souffle. Je sors presque encourant de la maison. Les larmes me brouillent la vue. J'entends vaguement Richard m'excuser auprès du jeune couple. Pour moi dire adieu à cet endroit c'est dire adieu définitivement à mon père, à notre bonheur, à notre vie toute entière. 

Sans lui, je me sens comme un poisson hors de l'eau. Je ne peux plus respirer. Pendant des années il a été mon modèle, mon héros. Après la perte de ma mère, il s'était dévoué toujours plus pour ses enfants. Et aujourd'hui, à présent que nous sommes dépossédés de cette maison, j'ai l'impression de revivre sa mort. Je pose le carton dans le coffre, essuie rageusement mes larmes à l'aide du dos de la main et marche en direction de la petite route de campagne. J'observe le champ de Monsieur Harrisson, un anglais tout droit venu du Hampshire. Il s'est installé ici, il y a trente ans à présent et nous avons grandit avec ses enfants : Mary et James, deux produits typiquement british. J'admire l'herbe parfaitement bien taillée sur les bas-côtés et aperçois les ronces. Sur celles-ci poussent plusieurs mûres. Un sourire nostalgique s'installe sur mon visage. Je lève les yeux au ciel lorsqu'une éclaircie pointe le bout de son nez. Papa... Te souviens-tu de ces fruits que nous allions piquer sur le bord de la route ? De ces ronces qui nous coupaient les jambes? Peu importait. Il fallait bien ça pour nourrir notre gourmandise qui prenait toujours le dessus. Et ce jour, où nous avons récolté deux seaux de mûre ? Richard, était resté avec Maman -  qui préparait la pâte pour le clafoutis. Quel dommage que je n'aime pas ça... Mais en cachette nous avions picoré les fruits avant de les rendre à Maman. Elle avait écarquillé les yeux en voyant la quantité astronomique que nous venions de lui donner. Richard s'en voulait un peu de ne pas être venu mais en voyant l'état de nos jambes couvertes de griffures et de nos tee-shirts tâchés de mûres il était plutôt content de sa place en cuisine. Tu semblais à ce moment-là si fier d'avoir partagé cette après-midi avec moi.


J'entends au loin un klaxon. C'est Richard. Il se gare sur le côté et m'ouvre la portière depuis le véhicule. Tel un automate je monte dans la voiture. Il s'élance sur l'asphalte et je regarde en arrière. J'observe une dernière fois cette maison se profiler à l'horizon. Puis elle devient de plus en plus petite... Avant de complètement disparaître au détour d'un virage. Richard sort un paquet de kleenex de la boîte à gant et me la tend.

- Cette fois c'est vraiment fini ? Je murmure sans vraiment trop y croire.

- Oui... Nous rentrons sur Paris.


Je sanglote tandis que mon frère tapote ma cuisse. Pour lui aussi c'est dur. Mais de nous deux il a toujours été le plus fort. J'observe la campagne normande s'étendre face à nous à perte de vue. Les nuances de verts, de jaunes et de bruns me bouleversent. Un jour, j'amènerai mes enfants ici. Un jour je leur ferais découvrir les paysages de mon enfances. Des paysages qui n'auront rien à voir avec les buildings parisiens.

- Tu te souviens quand Maman a embouti la R21 dans la porte du garage ? M'interroge Richard tout en gloussant comme une collégienne.

- Comment ne pas s'en souvenir, je rétorque hilare.

- Comment ne pas se souvenir des hurlements de Papa surtout, rajoute mon frère.


C'est vrai que ce jour-là, nous avions entendu notre père à l'autre bout du hameau. Ma mère avait simplement oublié de mettre le frein à main et résultat des courses la voiture avait fini par s'encastrer dans la porte du garage. Faut-il préciser que cette porte était neuve d'une semaine ? Je crois que nous n'avons jamais vu le visage de notre père passer par autant de couleurs. Le trajet jusqu'à Paris, se déroule ainsi. Nous partageons nos anecdotes d'enfance,nos souvenirs. Richard me dépose chez moi et monte mes cartons. Philippe mon mari depuis maintenant près de huit ans nous accueille. Il est accompagné d'Isabelle, la femme de Richard ainsi que de Louise et Julie, mes nièces. Je remercie silencieusement mon époux d'avoir organisé cette petite réunion de famille. Après cette matinée désastreuse, nous ne pouvions pas retourner ainsi à notre vie quotidienne. Philippe a sorti les albums photos et alors que je soulève un sourcil, il hausse ses épaules avant de déclarer :

- Avec Isabelle, on vous attendait pour les ouvrir. On pensait que ça vous ferait du bien.


Je prends mon mari dans les bras et l'embrasse tandis que du coin de l'œil je vois Richard en faire de même avec Isabelle. Nous nous installons sur les canapés et nous regardons nos photos d'enfance.Tout le monde éclate de rire en nous voyant un bol de yaourt frais renversé sur la tête. Mes nièces regardent attentivement les photos et écoutent religieusement nos histoires de famille. Philippe me tend un verre de vin – le meilleur réconfort de tous les temps. Nous passons la soirée ainsi, moi, pelotonnée contre Philippe, Richard entouré de sa femme et de ses filles, les photographies s'amoncelant sur la table basse, et sous le regard attendris de nos parents installés bien au chaud dans un cadre sur la cheminée.  

MélancoliaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant