1: La bannière au loup de sable

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La tenture, immense, recouvrait tout le mur opposé à la fenêtre. D'une couleur brun clair uniforme, elle arborait en son centre une unique décoration : un loup héraldique, dressé sur ses pattes arrières, gueule féroce et langue dardée, brodé en noir. Henri d'Argan passa doucement ses doigts sur la crinière de la bête, caressant le tissu, dessinant le contour des crocs et des griffes.

"Aucun animal n'est noble comme le loup. Aucun n'est digne."

Il recula d'un pas, admira la broderie dans son ensemble. Le motif était aussi haut que lui, et semblait danser dans la lumière mouvante qui parvenait de dehors.

"Le sanglier, le cheval, le cerf. Même le cerf. Ils broutent la terre. Comme des vaches. Ils ne sont pas dignes du loup. Ils servent tout juste à le nourrir."

Il jeta un coup d'oeil sur sa droite, en attente d'une réaction. Anthelme, le jeune domestique, se contentait de fixer le sol, dans une attitude docile et terrifiée. Henri le regarda un instant, mâchoire serrée. Tout chez le jeune homme, depuis sa stature frêle, son pourpoint mal ajusté, et surtout ses épaules tombantes, l'irritait terriblement.

"Tu ne crois pas que le loup est noble ?" fit-il d'un ton sec.

"Euh, je... si, bien sûr, mon seigneur..." balbutia le valet.

Et cette voix traînante, molle. Argan plissa les yeux, et se rapprocha de son domestique.

"Que fait l'agneau face au loup ?", demanda-t-il, avec un calme feint.

"Euh... Quoi ? Je..."

Argan inspira sa colère. "Que fait l'agneau ?" répéta-t-il, prenant soin d'articuler chaque syllabe. "Il fait face, il ouvre la gueule ? Il se bat ? Ou il se traîne dans la fange en soumission ?"

Anthelme déglutit. "Il fuit. Ou il se soumet. Mon seigneur."

Argan lui sourit. "Il se soumet, hein ?"

Le valet hochait vigoureusement la tête. "Oui, oui."

Le seigneur le gifla à toute volée. La violence du coup écrasa le domestique au sol. Il y resta prostré, main sur la joue. Du sang perlait de sa bouche. Argan le saisit par les cheveux, le traîna sans ménagement jusqu'à la fenêtre, avant de le remettre sur ses pieds d'un mouvement brusque. Sa poigne puissante enserrée sur sa nuque, il le força à se pencher par l'ouverture. Leurs visages se baignèrent d'une lueur orange.

"Alors explique moi ça !" hurla-t-il d'une voix grinçante.

Plusieurs étages en contrebas, le château brûlait. Dans la grande cour, hommes d'armes combattaient hommes d'armes, pendant que femmes et domestiques tentaient de fuir ou de se barricader dans les quelques bâtiments qui n'étaient pas encore en proie aux flammes. Les cris de guerre se mêlaient aux gémissements de panique.

Tremblant de fureur, Argan saisit des deux mains le visage du jeune homme. "Ne suis-je pas un loup, moi ? Ne suis-je pas le chasseur, le prédateur ?"

Les yeux noyés de larmes, le valet posa un instant les mains sur les poignets de son maître, comme pour essayer de se libérer ; puis il se ravisa, et laissa ses bras pendre à ses côtés. Argan serra le visage si fort que des marques violacées apparurent à l'emplacement des doigts. Il poussa brutalement Anthelme devant lui, l'envoyant trébucher et s'effondrer sur le lit seigneurial.

La couche, un meuble colossal en bois sombre, était tapissée en guise de couvertures d'une impressionnante quantité de fourrures de loups. Presque toutes les bêtes avaient leur tête intacte, rembourrée de paille, avec les yeux cousus et les mâchoires tenues béantes. Le jeune homme se roula en boule au milieu des peaux, le dos secoué de sanglots. Argan ouvrit et serra les poings plusieurs fois. La faiblesse de son domestique l'enrageait autant qu'elle l'excitait.

"Oui ! Rampe, pleure ! Tu n'es rien. Un agneau, un veau !"

Il dégaina une longue dague de chasse qu'il portait à la ceinture. S'approchant du lit, il saisit à nouveau Anthelme par les cheveux ; il le plia vers l'arrière, et exposa sa gorge.

"Vous autres veaux ne nous servez à rien."

D'un coup sec, il l'égorgea. Le jeune homme eut un frisson de surprise ; il avait espéré la clémence jusqu'au dernier instant. Argan força sa tête près des fourrures. Le sang jaillit sur la gueule des bêtes.

"Vous ne servez qu'à nous nourrir."

Le valet eut quelques spasmes, puis son corps s'immobilisa. Argan jeta le corps sur le sol, lui accordant un regard tremblant. Il vint se placer à la fenêtre, sa bouche agitée de tics nerveux, et embrassa la bataille du regard.

"Venez !" rugit-il. "Je suis là ! Vous pensez qu'un loup se laisse prendre ? Je vous attends !"

Une clameur le fit se retourner. Des bruits de pas métalliques résonnaient dans l'escalier. Argan fit face à la porte, la dague dressée devant lui, yeux grands ouverts, sans ciller.

"Oui, venez", murmura-t-il d'une voix rauque. "Venez me tuer si vous le voulez."

Des coups sourds ébranlèrent le battant de bois ouvragé. Argan ajusta sa prise sur la poignée de son arme.

"Tuez-moi si vous croyez que ça m'arrêtera."

Sur le lit, les dizaines de peaux de loup semblaient crier à l'unisson un hurlement silencieux. Le sang du domestique s'égouttait toujours le long de leurs crocs.

Chevalier Larouille 2: Homini LupusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant