En entrant dans le bus, je manque de trébucher. Ma journée était longue, et terriblement fatigante. J'ai des courbatures presque insupportables.
Mais je mets tout ça sur la faute de mes hormones.
J'effleure mon ventre à cette idée et un sourire se colle sur mon visage. Cela fait une semaine que je suis au courant de ce qu'il se passe en moi, et j'ai décidé qu'aujourd'hui était le bon jour. À vrai dire je ne peux plus cacher ça à Jordan. Je m'accroche rapidement à la barre qui se situe au milieu du bus, sans prêter attention à ce qu'il se passe autour de moi.
Je suis encore dans l'euphorie de ma grossesse, nous en avions tellement envie ! Et à trente-deux ans, il est largement tant d'avoir des enfants !Et puis soudain, mes yeux se focalisent sur l'homme juste en face de moi, nous sommes proches de moins de cinquante centimètres et sa proximité me fait un je-ne-sais-quoi qui ne m'est pas inconnu. Mon souffle se coupe quand je découvre de qui il s'agit.
Je lève la tête pour le regarder tandis que mon cerveau semble arrêter de fonctionner.
Il n'a pas changé, ses cheveux sont toujours aussi noir de jais, et son regard toujours aussi perçant. J'ai toujours mis en cause ses sourcils épais qui lui donnent un charme irréfutable. Il me regarde aussi, et aucune expression ne traverse son visage, comme s'il ne ressentait rien. Mes sens ne réagissent pas non plus, le choc est trop grand, trop énorme. Une barrière s'est créée entre nous, et le reste du monde. Je me sens juste aspirée par ses yeux et les souvenirs qui refont petit à petit leur retour.Je ne pense à rien, juste à ses yeux qui me regardent. Je ne ressens rien qu'un immense vide qui contraste avec la joie que je me faisais quelques secondes plus tôt.
Puis son regard est arraché au mien, et j'ai juste le temps de le regarder sortir du bus.
Les portes se referment, et le véhicule redémarre.
Il me suffit de cligner une seule fois des yeux pour de nouveau reprendre conscience, comme si ses yeux avaient aspirés toutes les sensations que je pouvais ressentir. Je tourne vivement la tête, comme pour m'assurer que le monde ne s'est pas arrêté de tourner. Les gens parlent, crient, chuchotent, marchent, répondent au téléphone, se regardent. Et je suis là, immobile, amorphe.
Etait-il vraiment là ?
Une peur panique s'empare de moi, et je descends sans me poser de questions au prochain arret. J'ai oublié mon bébé, j'ai oublié Jordan, j'ai juste l'impression de vivre de nouveau mes souvenirs, comme si tout ce que j'avais vécu depuis sept années n'était qu'un rêve.
La paysage autour de moi se transforme.
Souviens-toi Anna !
Souviens-toi !***
- Pourquoi est-ce que tu ne veux pas m'y emmener ? Je demande en marchant à reculons devant lui.
- Ce n'est pas un lieu que tu dois connaître. C'est plus honteux qu'autre chose ...
- Je m'en fiche !
Il s'arrête et me regarde.
- Je t'assure que tu n'as pas envie de savoir où c'est, dit-il catégorique.
***
Mon souffle se fait court. Ma ville est assez grande, mais la campagne arrive vite, comme si un mur invisible se dressait entre les deux. Je marche sur la route. Le soleil décline déjà dans le ciel, mais je n'arrive plus à penser. Je n'arrive plus à me contrôler. J'ai une envie folle de pleurer, juste pour constater que je n'ai pas été privée de sentiments.
Je me sens vide de tout.Mais malheureusement, mes souvenirs m'assaillent, me torturent, et les films que je vois dans ma tête ne me laissent aucuns répits. Reconstituer dans l'ordre l'enchainement des évènements recquiert beaucoup trop d'energie.
