2. ⊱✿ Elina ✿⊰

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Une biche vient boire de l'eau à quelques mètres de moi, j'ose à peine respirer... Je n'en ai jamais vu près du Château, mais les Sœurs avaient l'habitude de les observer quand elles étaient petites. Quand je les imagine, fillettes rieuses et heureuses, je souffle un sourire et aussitôt, un sentiment d'amertume m'envahit. Ma vie au Château aurait pu être heureuse sans cette... diablesse! Je pense aux autres Filles, aux Petites Sœurs, à Carmen, à notre projet de réorganiser l'école. Je les imagine toutes, dans les lits suspendus, en train peut-être de se réveiller, de s'appeler d'un nid à l'autre pour se lever ensemble, de se disputer pour les vêtements de l'armoire, et de se réconcilier avant même d'avoir commencé à déjeuner... Je ne les reverrai jamais. Plutôt mourir. « Des grands mots, toujours des grands mots ! », je marmonne, et la biche s'enfuit. Je ne sais même pas si je serai capable de me débrouiller toute seule dans cette nature protégée, je suis encore tellement près du Château, alors quand je me serai vraiment éloignée ? Je vérifie mon sac, les éléments de première nécessité que j'ai emporté me semblent peu de choses ; je connais quelques plantes, j'ai appris à bricoler des pièges pour des petits animaux et à fabriquer des outils sommaires, ces dernières semaines, quand j'ai compris ce qui se tramait contre moi... Je m'entraîne à me guider au soleil, mais j'ai encore besoin de ma boussole pour me diriger vers l'est, la seule direction vers la liberté si cet endroit a une issue.

Je calcule rapidement : je suis à quatre heures de marche du château. Avec une vitesse de progression probable de quatre kilomètres à l'heure, je suis à environ seize kilomètres du château. Plus loin que je ne suis jamais allée, plus loin que toutes les sœurs, d'ailleurs. Sauf une. Enfin, si elle a survécu. Ma mère en est persuadée. Ma mère... Que va-t-elle penser de ma fuite ? Comprendra-t-elle que je n'avais pas le choix ? Trouvera-t-elle la force de supporter mon absence ? Une deuxième trahison... Elle souffre déjà de son absence à lui, mon père, le seul amour de sa vie...

Les larmes jaillissent soudain et je suis obligée de m'arrêter. Je ne voulais pas la peiner, sa blessure sera immense, je le sais, mais comment faire autrement ? Je n'étais pas de taille à lutter contre les illusions du Conseil des Sœurs. En qui avoir confiance ? Je devais partir. Je ferme très fort les yeux et je compte lentement à partir de 10, en essayant d'accorder ma respiration et les battements de mon cœur. 10... 9... 8... Tout va bien se passer pour elle. 7... 6... 5... Elle est solide. 4... 3... 2... Elle possède un talent immense pour l'espoir. 1... 0... Je dois penser à moi, maintenant. Je vais rapidement devoir affronter des dangers bien réels, et ne pas me laisser aveugler par mes atermoiements.

J'écarte les branches sur mon passage, les arbustes sont de plus en plus serrés et je dois les contourner, tout en gardant un œil sur ma boussole pour ne pas tourner en rond. J'essaie de repérer des traces d'animaux, pas pour les attraper maintenant mais pour m'habituer à observer ce qui m'entoure. Je connais mieux les végétaux, et même si j'appréhende l'intoxication, je pense pouvoir m'alimenter de baies et de racines dans un premier temps.

Je progresse de plus en plus lentement, attentive aux changements de mon environnement pour ne pas avoir à penser à ce qui m'attend. Le silence m'impressionne, mais je n'ose pas chanter, ni même murmurer, le son de ma voix me semble étrange, ou plus exactement, inadapté. Une boule se forme dans ma gorge à l'idée que je ne trouverai personne, nulle aide ni endroit où me réfugier. Je serai peut être condamnée à une solitude éternelle, et je me demande si j'ai vraiment pris la bonne décision.

Le froissement des tissus à chacun de mes pas m'apparaît comme un bruit grossier comparé au chant des oiseaux du matin. Ils doivent nicher au sommet des arbres, je ne les vois pas au travers du brouillard vaporeux qui diffuse une lumière étrange, légèrement verte. D'habitude, à cette heure-ci, je peste contre les coqs qui n'ont de cesse de lancer leurs cocoricos, quand bien même nous les enfermons pour leur faire croire que le jour n'est pas encore levé. Sans parler des ânes, des chèvres, et parfois des nourrissons si les Filles qui sont chargées des premiers soins tardent trop à répondre à leurs exigences matinales. A cause d'eux, je n'entends pas les oiseaux, alors que leurs gazouillis sont bien plus agréables. Il me semble qu'ils se répondent les uns aux autres, s'interrogeant peut-être sur ma présence incongrue, ou n'en ayant que faire, alors que nos bêtes n'ont de conversations que pour nous obliger à sortir de nos lits, c'est certain. L'avantage de ne pouvoir supporter ce vacarme, c'est d'être pile à l'heure pour les bons pains chauds du petit déjeuner. J'ai calculé que si je me lève quand tous les animaux ont braillé au moins une fois, je suis assurée d'entrer dans la cuisine au moment où Sœur Nisu sort les premières miches du four. Les meilleures. Et tout le choix des confitures et des jus de fruits frais est pour moi, à croire que je suis la seule à être dérangée par cette satanée basse-cour...

Ce que je préfère, ces matins-là, c'est quand je croise Tisa. Elle n'aime pas être appelée Sœur, alors je la nomme simplement par son prénom. Elle arrive sans un bruit, attrape un baluchon de tissu déposé près de la porte, et repart sans un mot. Parfois, quand elle s'aperçoit de ma présence, nous échangeons quelques gestes. Mais souvent, soit je la rate, soit elle reste perdue dans le vide de son regard. Sans doute erre-t-elle encore dans son désert. Son corps est avec nous, mais son âme ? Elle m'a raconté l'histoire des scarifications qui ponctuent son visage et son corps, gouffres sans fond sur sa peau déjà sombre. Chacune désigne une étape de sa vie de femme. Le visage, puis le torse, jusqu'à l'abominable. Un nuage voile les rayons solaires et le brouillard perd sa teinte verdâtre. Je rumine mes pensées grises quelques minutes, avant de trébucher sur une racine et de m'étaler par terre. Zut, mon genou est légèrement écorché. Je grimace, nettoie la griffure avec un peu d'eau, et repars en oubliant ma boussole au pied d'une fougère écarlate.

* 9 *Où les histoires vivent. Découvrez maintenant