⊱✿ Sid ✿⊰

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_ Pourquoi es-tu encore là ?

Je ne peux pas m'empêcher de sursauter, envoyant du terreau un peu partout. Sœur Kaya s'est encore glissée derrière moi sans faire un bruit, et une fois de plus je ne l'ai pas vue arriver. Avec son teint cuivré et sa chevelure brune, raide et interminable, je suis toujours étonnée de ne pas la voir affublée de quelques plumes et d'un bandeau de perles au front. Selon Elina, elle illustre parfaitement l'expression « ruse de Sioux ». Combien de fois nous a-t-elle surprises alors que nous faisions des « expériences scientifiques » dans le potager ? Je récupère du bout des doigts les petits paquets de terre tombés sur l'établi :

_ Je voulais terminer de semer ces graines de basilic. Sœur Nisu m'a menacée de me priver de dessert pendant un mois si on était en rupture de stock d'herbes aromatiques. Sauf que si elle continue à nous piller à ce rythme, nous n'aurons pas assez de plants pour soutenir ses demandes. Et je tiens à mon dessert, moi.

Sœur Kaya observe un instant l'alignement parfait des godets de plastique posés devant moi et pousse son habituel soupir :

_ Toutes les autres sont déjà parties depuis un bon moment, Sid. Tu sais ce que je pense de...

Elle s'arrête, peut-être parce que mon visage rétrécit. Oui, je sais ce qu'elle pense. Que je me tiens volontairement à l'écart des autres. Que j'ai des stratégies pour les éviter. Que contrairement à toutes les filles du Château, je me sens bien mieux toute seule. Moi, je ne vois pas en quoi ça les dérange. Je travaille beaucoup, tous les jours. Depuis des années, je suis présente aux deux services, parce que le matin je n'arrive pas à dormir, et l'après-midi j'ai peur de m'ennuyer. J'ai pris ce rythme de travailler tous les jours et du matin au soir, dès que j'ai pu quitter l'école, en fait.

Pourtant, j'adorais Sœur Lossen, qui essayait de m'intéresser à ses leçons en me donnant toujours une bonne raison de participer. Elle avait vite compris que je voulais être dehors, que j'aimais être au contact de la nature, que j'étais fascinée par ces plantes et ces animaux qui nous entouraient. Elle me faisait compter les points des coccinelles, calculer le nombre probable des allers et retours des abeilles en une journée, et j'ai appris les rudiments de la lecture dans un livre qui expliquait comment créer un potager au carré. Maintenant, je connais par cœur les secrets de la rotation des cultures, je sais pincer les gourmands des plants de tomates, et je suis la reine du compost.

C'est aussi à l'école que j'ai rencontré ma seule amie.

_ Ecoute, tu continueras demain, je voudrais fermer la serre pour la nuit. Les volailles sont... nerveuses, et j'ai vu Tisa passer plusieurs fois, comme si elle cherchait quelque chose, ou comme si elle attendait... Je ne sais pas ce qui se passe, peut-être une tempête qui approche ?

Sœur Kaya pose sa main sur mon avant-bras qui, par automatisme, allait s'emparer d'un godet vide. Comme si je n'avais rien entendu de ce qu'elle vient de me dire. Je sais que tout le monde me croit complètement demeurée, alors que je suis simplement étourdie. Ailleurs.

_ D'accord, je rassemble juste ce qu'il me reste à faire et j'y vais. Si vous voulez, je peux tout fermer en partant ?

Sœur Kaya sourit légèrement :

_ Non, je vais clôturer de l'extérieur le temps que tu termines, je te laisse la porte à côté des sauges ouverte, pense à bien l'accrocher derrière toi.

Je hoche la tête, légèrement contrariée que mon plan pour rester plus longtemps n'ait pas fonctionné.

Je m'applique à bien nettoyer le plan de travail, puis je réaligne les godets ensemencés, je place le sachet de graines à droite de la pile de pots vides et, quand tout me semble parfait, je prends quelques secondes pour contempler la Grande Serre. Dans la lumière de fin d'après-midi, elle prend une teinte dorée, à peine orangée. Six mètres au point le plus haut, douze mètres de large, et près de soixante de longueur. Nos cultures les plus fragiles poussent ici, à l'abri du sel et de la déshydratation plus que du froid. Dans les livres de la bibliothèque, les jardiniers ne cessent d'exhorter les amateurs à protéger leurs semis des températures trop fraîches. Ici, sur notre bout de rocher, même la nuit en hiver, il ne fait jamais moins de douze degrés, et au plus chaud des journées d'été, on atteint difficilement la trentaine. Le principal danger pour nos clématites, c'est d'être rongées par les embruns. Ou grignotées par nos chèvres.

* 9 *Où les histoires vivent. Découvrez maintenant