⊱✿ Elina ✿⊰

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Ce n'est que le début du voyage...

Après avoir tant marché, je trouve cette roche moussue si accueillante que je ne peux pas résister. Je dépose mon sac à dos de fortune, avec précaution pour ne rien abîmer de ce qu'il contient, et je me désaltère à la petite cascade ruisselant le long de deux énormes cailloux, en amont d'un petit lac. Il me semble que je suis partie depuis des jours, et même si ce n'est pas le cas je me dévêts et plonge mon corps dans l'eau fraiche pour le débarrasser de la poussière que j'imagine y être collée. Si j'arrive à rester immergée dix secondes sans congeler, ça voudra dire que j'ai eu raison de m'échapper. 1... 2... 3... Le froid picote mon cuir chevelu et engourdit agréablement mon cerveau. 4... 5... 6... Mon cœur ralentit, bercé par les crépitements des bulles des poissons. 7... 8... 9... Si je me noyais, est-ce qu'on me retrouverait avant que les poissons ne mangent mes yeux ? 10, je jaillis hors de l'eau en écume, pressée de ne pas éprouver plus en avant ma curiosité.

Je choisis une roche inclinée, lissée par les intempéries, pour m'y adosser face au soleil. Mon corps n'est pas habitué à la nudité diurne, mais dans ma solitude je n'éprouve aucune honte à me tenir ainsi, ouverte aux rayons de l'astre. Le château est suffisamment loin maintenant, et il est presque certain que personne n'y a encore remarqué mon absence.

Je décide d'attendre de sécher avant de poursuivre ma route sous le couvert des arbres. La matinée n'est pas encore si avancée et, à l'ombre des lauriers, je pourrais prendre froid. C'est un risque que je ne peux pas me permettre désormais. Un petit éclair vert bondit dans l'eau : j'ai dérangé une rainette, et sans doute quelques lézards. Je ne suis jamais partie aussi loin. La composition de la forêt a changé au fur et à mesure de mon avancée : des chênes et des pins bien espacés et entretenus du début, je suis passée à un fouillis désordonné de troncs abritant un sous-bois de fougères et de petits arbousiers. Un léger brouillard, omniprésent, rend mon avancée pénible, mais compliquera les recherches si Isobel s'avise de mettre un terme à ma fuite.

Je serre les poings pour ne pas trembler à son évocation. Comment aurais-je pu prévoir qu'elle irait aussi loin dans sa folie ? Je me doutais depuis longtemps que ses traits fins et délicats d'ange blond camouflaient à la perfection son esprit torturé, et je pensais qu'elle serait heureuse d'être débarrassée de moi, mais apparemment, mon départ ne lui suffisait pas. Il fallait que je sois anéantie. Humiliée. Malheureuse. Elle voulait me prouver que j'avais tort, même une fois hors de sa portée. "Le monde extérieur est un enfer, peuplé d'hommes mauvais. Vous êtes protégées ici, pourquoi voudrais-tu partir?" Pour être libre, lui ai-je répondu. Elle m'a regardée, de ses yeux si clairs que l'eau de pluie semble terne à côté, les lèvres carmin légèrement plus retroussées que d'habitude sur ses dents blanches, donnant fugacement à son sourire figé un air de gueule prête à mordre. C'est là que j'ai commencé à la surveiller, ahurie de constater que personne ne se rendait compte de ses subterfuges. Et pire, que tout le monde avalait de bon cœur ses couleuvres, parce que les choses étaient plus simple ainsi. Impossible de réveiller les consciences endormies. La bienveillante, la douce, l'indispensable Isobel règne sur sa fourmilière, prétendant être au service pour mieux détenir tous les pouvoirs.

Mes pensées moroses sont détournées par le vrombissement d'un groupe de libellules. Je contemple leur vol mordoré jusqu'à ce qu'elles disparaissent dans une touffe de roseaux. Je ne suis pas partie dans le grand monde, je suis peut-être bloquée pour toujours sur cette île, mais au moins, je suis libre. Voilà une partie du programme accomplie. Mais tout de même... Était-ce une bonne idée de m'enfuir ainsi? Et si l'île était vide? Suis-je condamnée à vivre seule jusqu'à la fin de mes jours pour cette histoire idiote de liberté? Mon avenir s'annonce-t-il sombre? Par un mystère inexplicable, je n'ai pas l'impression de commettre une erreur. Quelque chose d'important m'attend, je le sens depuis longtemps.

Je déplie mes mains et regarde les lignes dans mes paumes. J'aurais peut-être dû m'intéresser à ce genre de lecture, plutôt que de passer mon temps dans la bibliothèque du donjon. Le soleil filtre ses rayons au travers de mes doigts rendus transparents par sa lumière. Je sens sa morsure légère sur mon ventre et entre mes cuisses. Mes mains entament un spectacle de marionnettes, virevoltent devant mes yeux, oiseaux de feu, flammes aiguisées. Ombre et lumière... J'oublie tout, concentrée sur cette danse magique, hypnotique, qui mime la nage du poisson et le saut de la grenouille, le battement d'ailes de ce merle ou le vent qui souffle dans les branches d'un chêne liège, de l'autre côté du lac. Malgré les stridulations des insectes, le poids du silence enveloppe et bloque mes membres. Je reste immobile, concentrée sur la montée en température de ma peau. Les paumes tournées vers le soleil, j'emmagasine toute son énergie, comme les Incas sur les illustrations de la vieille et volumineuse Encyclopédie. Je les plaque sur mes yeux, pour toujours y voir clair, puis je descends le long de ma gorge, pour ne pas éteindre le son de ma voix. Très lentement, je parcours mon corps en entier, diffusant les bienfaits solaires sur chaque parcelle. Non seulement il ne coûte rien d'y croire, mais j'apprécie de sentir ce contact sur ma peau. Plus personne ne me touchera, et je ne sais pas encore si j'estime que c'est une bonne chose. Je suis seule à présent, seule à décider mais aussi à subvenir à mes besoins, à me protéger, à me réconforter. Et seule à me donner du plaisir... Sous la pression délicate de mes doigts, échauffé par le soleil, mon corps commence à fondre. Toute ma peau se délite, s'épanouit en corolles, écarquille ses pores, ouvrant le passage à la force tellurique. Chaque rayon de l'astre mord mes seins, mon ventre, mes cuisses, lacère la partie la plus intime, habituellement protégée dans son écrin. Un incendie se propage, très lentement, dont les flammes lèchent ma peau. Au cœur du brasier, je plonge mes doigts, langues ardentes qui bientôt pincent et attisent, effleurent et apaisent. Éblouie par le plaisir, je flotte en cascade ascendante vers le soleil, repoussant les ténèbres qui m'ont conduite ici, sur cette mousse, si loin de chez moi, si loin de l'enfance.

* 9 *Où les histoires vivent. Découvrez maintenant