⊱✿ Hadrien✿⊰

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Elle me l'a décrite, mais je ne l'ai jamais vue. Grande, fine, blonde, la peau très blanche, les lèvres écarlates, parce qu'elle les peint tous les jours. "Séduisante, enfin, paraît-il", précise-t-elle toujours avec dédain. Je sais qu'elle est un peu plus jeune que ma mère, alors mon esprit doit vieillir le portrait. Mais elle a sûrement des rides d'amertume, des sillons profonds comme sa méchanceté. "Méfie-toi d'elle, surtout, et de sa descendance si elle en a", me répète-elle d'habitude, quand nous approchons du château.

Elle n'est pas là aujourd'hui pour me mettre en garde, elle qui m'a protégé pendant toutes ces années, elle qui m'a sauvé de ses Sœurs cruelles. Ma mère a risqué sa vie pour m'éloigner d'elles et a tout perdu. Sa vie aurait pu être tellement différente si elle m'avait abandonné à mon triste sort d'enfant mâle. Mais elle n'a jamais renoncé à ses convictions, elle n'a jamais baissé les bras, et si je devais lui rendre tout ce qu'elle a sacrifié pour moi, je n'aurais pas assez de toute une vie. Les risques que je prends pour la sauver à mon tour ne sont rien à mes yeux, je lui dois tellement plus !

Je fais taire la trouille qui me serre le ventre, et j'écoute. Le vent m'est favorable, il souffle dans ma direction, je devrais ne pas être repéré si jamais la lionne dégourdit ses pattes. Heureusement, elle sort moins depuis deux ans. Elle vieillit, elle aussi, mais plus personne n'ose s'approcher du château, ni même de l'unique rivage accostable, personne hormis les invités.

Quelle surprise pour ma mère le jour où nous avons aperçu un bateau immense, immaculé, luxueux, ancré dans la baie. Il est resté quelques jours seulement, puis il est reparti, et depuis, il revient tous les mois, déversant sa cargaison de chair fraîche. Sur le ponton, c'est le comité d'accueil : les rires des Filles, les Sœurs bienveillantes, et quelques années plus tard, la Gardienne, enchaînée à sa lionne sur le rocher plat, pour le détail pittoresque, pour l'avertissement. "Elles ont peur des hommes, de leurs pulsions destructrices ; mais elles ne peuvent pas s'en passer. La vie n'aurait plus de goût. Alors, elles les font venir", m'a-t-elle expliqué. Je n'ai pas vraiment compris, à l'époque, cette histoire de goût de la vie, jusqu'à ce matin. La saveur de la Créature. Je ferme les yeux et je la revois, comme si elle se tenait devant moi, nue, les bras tendus. Elle me sourit, des rayons de lumière sortent de son corps doré, luisent jusqu'à moi, me cherchent et me lapent lorsqu'ils m'ont trouvé. L'odeur de sa peau halée se faufile jusque dans ma bouche et je salive d'envie de la mordre. La tension dans mon ventre s'accentue, je passe de la peur au désir de la posséder, de la tenir contre moi et de serrer le plus fort possible, jusqu'à ce mon corps tout entier pénètre dans son corps. Je la veux si fort! Et je ne l'aurai jamais. Jamais. La colère brouille mes sens, alors je la laisse se diffuser, bouillir mes muscles, contracter mes poings et ma mâchoire, nouer ma gorge, jusqu'à ce qu'elle se lasse et abandonne le combat.

C'est la première fois que je souffre autant de ma solitude. Plusieurs fois, quand j'étais adolescent, j'ai bravé mes peurs et les interdictions maternelles et je me suis caché entre les branches hautes des arbres pour observer les filles qui se baignaient, qui jouaient sur la plage, qui paressaient ou qui s'occupaient à étendre du linge ou à ramasser des légumes dans le potager. Quand j'ai compris que leurs visiteurs venaient à un rythme régulier calé sur le cycle lunaire, j'ai programmé des excursions nocturnes près des maisons des cimes ou sur le bord extérieur de la grande caverne, qui m'ont procuré autant de plaisir que de frustration. J'entendais sans voir les rires, la musique, les gémissements, et je caressais mon sexe d'illusions éphémères, de fantasmes évanescents, de corps que je pourfendais violemment pour les punir de ne pas m'appartenir. Une fois évacuées la rage et l'aigreur, je restais avec ma tristesse et ma honte. Je me détestais de succomber à la destruction, me promettais de ne pas revenir, et retrouvais mon poste le mois suivant.

Jusqu'au jour où je l'ai vue. Celle qui allait devenir la Gardienne. Elle a jailli d'un creux dans la roche, en larmes, fugacement éclairée par les lampes qui indiquaient le chemin entre la caverne et les maisons des cimes. Après qu'elle ait disparu dans la nuit, je l'ai entendue, terrifié, se réfugier sur une branche située juste en dessous de ma cachette. La fête venait de commencer dans la caverne, les pulsations d'une musique hypnotique annonçaient les plaisirs des plus pressées. Visiblement, celle-ci n'était ni pressée, ni enthousiaste à l'idée d'être possédée par les invités de ce cycle. J'étais partagé entre l'angoisse qu'elle me découvre et la pitié que je ressentais devant sa détresse. Ramassée sur elle-même, elle murmurait entre ses genoux des mots dont je ne comprenais pas le sens, dans un monologue fou, entre la rage et le désespoir. Alors que je scrutais l'obscurité, inquiet que d'autres partent à sa recherche et entourent l'arbre, je me suis rendu compte qu'elle s'était arrêtée. Le nez tendu vers moi, les yeux écarquillés, elle me regardait, stupéfaite. Le temps est resté suspendu une éternité ou une demi-seconde avant que je ne rabatte mon crâne contre le tronc, occasionnant une bosse qui me dura plusieurs jours. Il m'a fallu une bonne minute avant de parvenir à briser ma tétanie et d'oser jeter un œil sur la branche d'en dessous. Elle était partie, sans un bruit, sans donner l'alerte. J'ai glissé le long du tronc et j'ai couru comme un dératé jusqu'à notre habitation, d'où je n'ai plus bougé pendant des mois.

Le jour où ma curiosité à pris le dessus sur mes craintes, je suis retourné près du château en longeant la corniche au crépuscule, par le côté nord, celui de la grande serre, à l'opposé de la plage et de la caverne. J'avais remarqué qu'il ne restait jamais personne dans les parages à ce moment de la journée, encore moins les soirs de fête, et peut-être que je voulais bêtement éprouver ma témérité. Je me suis étendu au milieu des touffes de bruyères qui bordaient cette limite de l'île. Le bout du monde.

L'horizon me fixait de son énorme œil unique et orangé. La pleine lune éclairait la façade nord d'un petit bâtiment dont ma mère m'avait appris qu'il s'agissait d'une chapelle, qui surplombait en bord de falaise un cercle de rochers sombres et hérissés battus par des vagues acharnées. Captivé par les mouvements des flots et l'ascension de l'astre dans le ciel étoilé, j'ai fini par m'endormir, oubliant toute prudence. Je me souviens avoir rêvé que quelqu'un me tirait de mon cocon d'eau, m'examinait en détail, puis poussait un cri horrifié avant de me jeter dans un brasier ardent. Réveillé en sursaut au moment où ma peau commençait à cloquer, j'ai jeté un regard affolé autour de moi avant de me rappeler de l'endroit où je me trouvais. Tout à coup, j'ai entendu une succession de cliquetis métalliques, puis le son d'un objet lourd qui glisse accompagné de cris étouffés, et enfin, un craquement mat et des éclaboussures à peine couverts par une rafale de vagues. J'ai tourné la tête vers la chapelle d'où semblait provenir ces bruits et j'ai scruté en vain le tourbillon de mousse en contrebas, mais je n'avais pas besoin que mes yeux confirment ce que j'étais certain d'avoir entendu se fracasser contre les rochers.

A compter de cette nuit-là, j'ai reconsidéré tout ce que j'avais cru apprendre au long de mes soirées fiévreuses. Je n'ai plus jamais souhaité m'approcher de ces femmes vénéneuses, de leurs corps tentateurs, de leurs âmes aussi sombres que l'enfer.

Aujourd'hui, je sais que je ne devrais pas circuler ici de jour, mais je ne peux pas attendre l'obscurité. Je commence par notre point d'approvisionnement le plus éloigné : la cabane de chasse. La lionne ne vient jamais par ici, et les Filles s'en désintéressent totalement. Il faut dire que l'endroit n'est pas assez confortable pour ces demoiselles. J'avance toutefois avec précaution. La cabane est intégrée dans une butte, on croirait un terrier de lapin, si ce n'est la présence de la porte et des deux fenêtres, qui trahissent une construction humaine. Je n'y ai jamais vu personne, mais je lance des pierres sur la porte, pour faire sortir un éventuel occupant. J'attends. Je recommence avec les pierres. Encore une fois. J'avance camouflé par les hautes herbes, lentement. Je prends mille précautions pour ouvrir la porte, jeter un coup d'œil à l'intérieur. Vide. Je me faufile et referme derrière moi. Je fouille les tiroirs, j'ouvre le placard, je sors mille ficelles, cordes, pièges rouillés, cages, boîtes contenant des choses dont j'ignore le nom et l'utilité, matériaux divers et dont personne ne se sert car personne n'a besoin de chasser pour se nourrir, au château. Mais je ne trouve pas ce dont j'ai besoin. Des comprimés pour la guérir, des médicaments pour la sauver. Je ne sais pas exactement ce que je dois prendre, c'est elle qui sait d'habitude, et puis on n'a pas eu souvent besoin de leur médecine. Je suis abattu, quelques secondes.

Dans l'arbre-maison, peut être.

* 9 *Où les histoires vivent. Découvrez maintenant