LORAN
Il était perché au-dessus d'une enveloppe. Un paquet de feuilles. Un tapuscrit qu'on lui avait renvoyé. Encore un. Le dixième, ou le centième. Il ne savait plus vraiment. Il avait arrêté de compter au bout de cinq. Ces tapuscrits que les maisons d'édition lui renvoyaient se transformaient aussitôt en manuscrit. De nouvelles histoires. Des histoires qui finiraient inlassablement par revenir. Un serpent qui se mangeait la queue.
Il en était à sa dixième tentative de roman. Il s'était toujours promis de revenir sur ses anciens textes. Les nouveaux le lui interdisaient, trop accaparants. Pas une seule fois il n'avait relu ses anciens écrits. En plus de dix ans.
Avec mon nom... avec ce que j'ai fait... Je ne comprends pas...
Ce nom, Loran Liam, avait fait vendre un million trois cent mille exemplaires de Planète Blanche. Un roman sur le monde du cartel de la drogue en Amérique du Sud. Ce livre avait fait sa richesse, à coup sûr, pas sa renommée. Il lui avait ouvert grandes les portes d'un monde nouveau.Il avait côtoyé les plus grands écrivains, ceux qui vendaient le plus de livres, des acteurs, des réalisateurs. Il était passé sur des plateaux de télévision !
Aujourd'hui, plus rien. Les portes s'étaient refermées, à double tour. Les téléphones ne se décrochaient plus à ses appels. Les écrivains qui vendaient tant l'avaient oublié.
Trop occupés à compter leur argent...
Pourquoi lui et pas un autre ? Oui, il était jaloux. Et plus encore. Frustré. Il écrivait mieux que n'importe lequel de ces écrivains. Beaucoup mieux. Surtout, il avait plus d'idées. Il n'enchaînait pas des romans sentimentaux,tous identiques au précédent. Lui avait de l'imagination pour un thriller, de la fantasy, de la science-fiction, un roman historique,même un roman contemporain sur le football. Chacun de ses romans à venir vaudrait une carrière entière de ces écrivains. Tout comme Planète Blanche.
Au moins moi, on connaît le nom de mes personnages...
Rien de plus vrai. Personne ne se souvenait des personnages de ces auteurs à succès. Ni même des titres. Ou alors, on les mélangeait. Tout le monde connaissait Nigel Nort, le héros de Planète Blanche.
Une trop maigre consolation...
Il poussa son manuscrit-brouillon, jeta son stylo à bille noir. Il se servit un café noir. Un café qui boosterait sa réflexion, l'empêcherait de trop s'appesantir sur sa vie. Car là était la vérité, la source de son inaptitude à écrire. L'écriture lui avait tout pris. Tout. Un psychologue aurait conclu, après une analyse rapide de sa vie,qu'il sabotait lui-même ses histoires. Ses livres étaient associés au malheur, représentaient la mort.
Une seule séance serait suffisante... même au plus mauvais des psychologues...
Alors, pourquoi s'entêter à écrire ? Il s'était posé mille fois cette question. Mille fois, elle était restée sans réponse.
Il prit sa tasse, en but quelques gorgées en marchant. Un vestige de Planète Blanche. Encore. C'était comme ça qu'il avait réfléchi à l'intrigue, en sillonnant la maison de ses parents un café à la main. Aujourd'hui, il avait plus d'espace. Une villa de quatre grandes chambres, un immense salon, une véranda plus grande encore. C'était là qu'il vivait, sous la véranda. Il mangeait sur la table de jardin en plastique, dormait dans un transat de tissu jaune. Il n'avait pas besoin de plus. Plus maintenant. Parfois, il se rendait dans le bureau, prendre un livre, un dictionnaire, et en ressortait aussitôt. Il avait accepté de vivre entre ces murs autrefois. Il aurait pu passer des journées entières enfermé dans le noir. Ce temps-là était révolu. Aujourd'hui, il avait besoin de respirer, de voir le soleil, de sentir le vent, d'entendre ces bruits dehors. Il avait besoin de tout ça. Son esprit était assez enfermé. Il avait besoin de tout ça. Pour se persuader qu'il était toujours en vie.
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Eruptions
FantasyKhaty est avocate. Une brillante avocate. Elle a tout. Ou presque. Il lui manque le principal. Le bonheur. Loran a connu le bonheur. Il l'a perdu. Il l'a laissé s'échapper. Thomas erre dans les couloirs. Il n'attend plus rien de la vie. Il n'attend...