Chapitre 36 (corrigé)

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Heilin regardait les wastes, hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, se placer en file indienne pour entrer dans le bâtiment prévu pour les entraînements des plus jeunes. Elle les regardait s'avancer pour harnacher sur eux des armes et des protections éphémères, sous les yeux plein de la colère froide de leur Odin. La haine habitait chaque wastes pressés devant le centre d'entraînement. Elle pouvait la sentir couler dans ses veines et empoisonner chaque parcelle de Helldown. Une rancœur qu'elle savait légitime mais tout aussi destructrice. Jusqu'où iraient-ils pour préserver leur peuple? Ses mains tremblèrent alors qu'elle s'appuyait contre le mur près de la haute fenêtre donnant sur le labyrinthe et l'aile centrale.

- Heilin?

La jeune femme se tourna vers cinq femmes dont Alpheus. Le regard bleu de cette dernière la transperça de part en part. Ses yeux dévièrent vers la foule en bas.

- Doutes-tu? L'agressa une femme de deux têtes en plus qu'elle, aux épaules larges, aux yeux blancs et aux cheveux blonds coupés au carré.
- Nolan, soupira Alpheus.
- Je ne doute pas, déclara la tigresse sans regarder son agresseur. Je suis... mal à l'aise, c'est tout!
- Pourquoi ? N'as-tu pas vu de tes propres yeux ce que les humains ont fait aux nôtres ?

Heilin inspira profondément avant de plonger ses iris carmin dans ceux de la léopard.

- J'ai vu, j'ai ressentit et je sais que c'est la haine et la peur qui ont provoqué ce désastre!
- Alors pourquoi hésites-tu ? Ils ont cherché ça... ils ont...

La blonde lui tourna le dos, les poings serrés, son aura was tetourbillonnait autour de son corps figé tel du granit.

- L'un des frères de Nolan a été victime des humains, l'informa Alpheus.
- Je comprends, soupira Heilin.

La léopard s'affaissa sur elle-même. Derrière ses airs colériques se cachait une jeune femme aussi perdue que les autres.

- Je ne doute pas de notre action, sache-le! J'ai peur, c'est tout.

Nolan se tourna vers elle, les yeux écarquillés d'étonnement. Elle ne devait pas entendre très souvent un « dominant » avouer une faiblesse.

- Personne n'a tort ni raison. Il n'y a que de la souffrance dans cette guerre mais nous sommes obligés de la mener malgré les futures pertes inévitables, conclut Alpheus qui comprenait où voulait en venir Heilin.

Celle-ci acquiesça, l'expression fermée. Que se passerait-il quand ils se trouveraient en face de wastes proches incapables de les reconnaître? La souffrance de leurs actes gangrènerait-t-elle leur lien? Et qui soignera leurs maux psychiques ? Elle se sentait si faible, si démunie, devant l'importance de cette tâche.
La vieille waste s'approcha de la jeune femme et posa ses mains sur ses épaules.

- Si tu veux protéger les gens que tu aimes, il faut prendre les armes, Vanadis.

Une jeune femme, aussi âgée qu'Heilin ou peut-être de quelques années de plus, s'avança. Son sourire tirailla la Bifröst qui tournoyait entre elles.

- Je suis l'Eithne des Loups, leur cheffe, se présenta-t-elle. Mon peuple est rempli de prédateurs par excellence, et j'ai éprouvé beaucoup de difficultés à vivre avec ce genre de personnes. Un jour, alors que mon Lug, Devis, revenait d'une mise à mort, j'ai fait mes valises et j'ai voulu partir.

Elle saisit les mains de la Vanadis et les pressa doucement.

- Il m'a appris une chose importante: mon rôle au sein de la meute. Je dois être là pour leur pardonner, les accueillir chez eux, quoi qu'ils aient pu faire.

Heilin ouvrit la bouche, incertaine. Les mots se pressaient en elle, désiraient sortir et soulager ses émotions tourmentées. Pourtant, elle les repoussa. Elle ne connaissait pas ces personnes alors comment pouvait-elle se confier sereinement?

- Les wastes combattront vos ennemis et même le monde s'il vous veut du mal. Mon Lug... mon peuple m'a offert ce que je n'ai jamais eu: un foyer! Et vous savez la valeur que cela représente pour les gens comme nous. Pour cette raison, je serai prête à donner ma vie pour eux. Notre Odin et nous-mêmes vous offrons la même chance, en échange de votre tolérance...

La jeune femme déglutit difficilement. Les tourments de Vesper revinrent à sa mémoire et la prirent à la gorge pour se mélanger aux émotions saisies lors de ses rencontres avec les tigres modifiés. Pouvait-elle sciemment les laisser souffrir pour préserver les wastes ? Surtout quand ces derniers désiraient cette guerre.
Son regard se reposa sur Dageus qui affichait une assurance implacable poussant ses sujets autour de lui à lui confier leurs vies, à le suivre aveuglément. Les cinq femmes face à elle attendaient la même chose mais l'exprimaient différemment. Comment faisait-il pour accepter ce fardeau? Comment pouvait-il le supporter? Et elle, en serait-elle capable? Pourrait-elle devenir juge, juré et bourreau pour le bien du plus grand nombre?

Vivre avec Dageus... Non! Juste le rencontrer bouscula toutes ses certitudes.
Headhunter signifiait tout depuis qu'elle savait marcher. Tout... sauf décider de la vie et de la mort, du bonheur ou du malheur des gens. Ses supérieurs prenaient ces décisions à sa place et elle s'en accommodait. Ceux qu'elle chassait se trouvaient sur la mauvaise route et elle les ramenait dans le droit chemin parce qu'ils savaient, en haut lieux, ce qui était bon ou pas.
Un pieux mensonge.
Ils décidaient simplement de ce qui les accommodait.
La tigresse griffa lentement son esprit. L'animal refusait l'éventualité de laisser les siens mourir à cause d'une sous-espèce ou parce que son côté humain craignait trop de changer de vie, de perdre ses bases construites avec tant de difficultés.
Rien ne justifiait qu'elle puisse tourner le dos à son peuple!
Même pas la trahison de son père ou de son mentor.

En cet instant précis, alors que les wastes se préparaient à une guerre ouverte, que la base de pouvoir du Panthéon se remettait doucement des années sans équilibre, que le voile du mensonge sur sa famille se levait, son esprit se coula lentement dans la zone d'ombre qu'elle niait depuis trop longtemps. Les yeux de Dageus captèrent les siens malgré la distance qui les séparait et dans le reflet de la vitre, elle saisit l'éclat rubis brillant de ses pupilles.

- Je vous rejoins dans la cour, décréta-t-elle d'une voix égale.

Alpheus amorça un geste dans sa direction mais elle continua sa route feintant ne pas le voir.
Un sourire se dessina sur son visage figé quand elle entra dans la chambre de l'adolescent. Ce dernier feuilletait, les yeux brillants, un livre. Son comportement, proche de celui d'un enfant en bas âge, la touchait toujours autant que lors de leur première rencontre. Wyatt releva ses grands yeux rouges vers elle et se leva d'un bond pour la serrer contre son corps aussi grand que le sien. Quand avait-il grandi sans qu'elle n'en prenne conscience? Elle lui rendit son étreinte, enfouissant son visage dans ses cheveux noirs trop longs.

- On ira chez le coiffeur quand je rentrerai, murmura-t-elle en ôtant quelques mèches de son visage pâle.
- Je peux venir?

Elle sourit.

- Bientôt, tu pourras. Aujourd'hui, tu resteras avec Alpheus et d'autres wastes.

La moue qu'il afficha lui tira un petit rire amusé.

- Toi et Dageus, vous me protégez trop, bouda-t-il.
- Déjà, on dit Dageus et toi, le corrigea-t-elle. Et ensuite... C'est parce qu'on t'aime, tous les deux, qu'on veut que tu restes ici.
- Mais si vous ne revenez pas?

Elle l'obligea à la regarder droit dans les yeux.

- Je reviendrai toujours. Je te l'ai promis, non?

Il approuva d'un mouvement de la tête malgré les doutes qui l'enveloppaient.

- Et Daggy?

Daggy?

Heilin éclata d'un rire clair. Sa tigresse se roula dans son esprit,perplexe face à son hilarité soudaine. Elle ébouriffa les cheveux de Wyatt qui râla.

- Sa Majesté ne mourra pas de sitôt, tu sais!

Le petit sourire qu'il laissa fleurir sur ses lèvres faillit l'achever mais elle se garda de le taquiner. Un rapprochement aussi soudain entre les deux frères réchauffait son coeur. Pourtant, quand elle ferma la porte des appartements, toutes les émotions refluèrent telle une marée basse et s'enfermèrent au fond de son corps. La tigresse feula, interrogatrice. L'humaine s'évapora dans les méandres de la brume recouvrant une partie de sa conscience. Toutes ses émotions désertèrent son corps.
Heilin savait qu'elle ne parviendrait pas à les aider tant que ses sentiments s'imposeraient. Seule la Waste pouvait les sauver en prenant les décisions qui incomberaient.

Helldown #1 - Ville de sangOù les histoires vivent. Découvrez maintenant