II.

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... tu seras un homme, mon fils...

Aucun signe extérieur ni aucun symptôme n'avaient laissé présager une grossesse.
Cela n'était même pas envisageable et personne n'attacha d'importance à la prise de poids, aussi minime fût-elle, de ma mère.

L'accouchement se fit dans la douleur la plus extrême et dans l'ignorance la plus totale.
Le plus ancien de la communauté, alerté par les cris, vint en aide à mon père qui se débattait comme un diable au chevet de sa femme sans comprendre les raisons de sa souffrance.

Suffocante et livide, ma mère hurlait à qui voulait bien l'entendre.

- Sortez ça de mon corps ! Je suis damnée ! Sortez le de mon corps !

Elle se tordait sur son lit et mordait mon père qui hurlait à son tour, croyant perdre son épouse à chaque inspiration.

L'ancien examina la scène d'un oeil avisé et comprit rapidement ce qu'il se passait.
Sans plus attendre, il sortit un couteau de sa poche et incisa le ventre du pubis au nombril.

Ma mère perdit aussitôt connaissance.

Les hurlements cessèrent dans un flot de sang écarlate, aspergeant au passage le visage de mon père et celui du vieil homme.

J'étais né.

Les minutes qui suivirent furent sans doute les pires dans la vie de mon géniteur. Il assista, impuissant, à l'agonie de sa femme, à la naissance d'un enfant qu'il n'avait pas voulu et à l'arrivée de la Légion Noire qui emporta le corps de ma mère alors qu'elle venait tout juste de rendre son dernier souffle.

Anéanti par la souffrance, il se retourna vers le vieillard, son regard trahissant une profonde rage.

- Qu'avez-vous fait ? Putain, qu'avez-vous fait ?.. Pourquoi choisir de sauver l'enfant plutôt que ma femme ? Je n'en veux pas !

Il s'effondra, noyé par le chagrin.

Le vieil homme le fixa un instant avant de répondre d'une voix calme.

- Je n'ai rien choisi, cela s'est présenté à moi comme une évidence. Votre épouse était condamnée, l'enfant se présentait mal, ils allaient mourir tous les deux. Je n'ai fais que suivre mon instinct et mon expérience.

Il s'arrêta, une larme coulait sur sa joue. Il passa une main sur ses lèvres et reprit.

- La vie est précieuse quoiqu'on en pense ici. Chaque être humain mérite d'avoir une chance d'exister même si cela peut paraître fou et dénué de sens. J'ai sauvé votre enfant pensant que vous l'aimeriez comme tel. Malheureusement ce n'est pas le cas et j'en suis désolé. Un tel miracle ne se produira plus. Votre fils, car il s'agit bien d'un garçon, va devoir porter ce fardeau jusqu'à sa mort. Il sera sans doute le dernier d'entre nous. Il ne connaîtra pas l'amour, il ne verra jamais un oiseau ni même un chien. Il ne pourra jamais jouer avec d'autres enfants. Il grandira seul, caché aux yeux de tous. C'est l'unique bébé de cette planète, je ne sais pas comment c'est arrivé mais je dois m'assurer qu'il y reste le plus longtemps possible !

Mon père garda la tête baissée tout au long du discours, les yeux rivés sur le couteau ensanglanté que le vieillard tenait fermement contre sa cuisse.

Il piétinait sur place, une colère incontrôlable l'envahissait.

Il se rua brusquement sur lui et arracha l'arme des mains.

Le vieil homme bascula en arrière et manqua de m'écraser dans sa chute.

Mon père brandit la lame devant ses yeux et observa son scintillement dans la pénombre de la pièce.

D'un geste brutal il planta le couteau au plus profond de ses entrailles dans un hurlement de terreur.
Une tâche rougeâtre apparu aussitôt sous ses vêtements puis l'hémoglobine gicla sur ses mains crispées sur le manche.

Il s'effondra au sol dans un ultime rictus, le sang qui sortit de sa bouche m'éclaboussa. Il posa une dernière fois ses yeux sur moi en déglutissant le liquide chaud qui coulait au fond de sa gorge.

Le vieil homme me cacha le visage et me prit dans ses bras tout en se relevant.
Il extirpa le couteau de l'abdomen de mon père et sortit de la grotte sans plus attendre.

La chaleur étouffante de la nuit lui donna le tournis. Il dut s'asseoir un instant pour reprendre ses esprits.

Cette nuit là, il m'avait sauvé la vie mais m'avait condamné en même temps.

Je me devais de survivre par respect pour son acte de bravoure.

La race humaine allait disparaître, anéantie par sa propre négligence à l'égard des autres.

Son orgueil démesuré, sa soif de conquête, sa recherche de l'idéal, tout ce qui a fait de l'homme un être faible et transparent allait s'éteindre avec lui.

La terre reprenait ses droits et j'allais être le dernier à assister à cette déchéance...

ORIGINALLY ( Nouvelle )Où les histoires vivent. Découvrez maintenant