Prologue

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On ne peut nier que le choix qui s'offre à elle à cet instant précis n'a rien d'aisé. On ne peut nier également que la vie qu'elle a vécue, ou plutôt subie, fait pencher la balance vers une issue plutôt que l'autre. Et quand bien même cette issue nous semble injuste et même ignoble d'une certaine manière, elle n'en reste pas moins envisageable. Pour elle tout du moins.

Elle en est là donc, caressant du bout de son index les contours lisses et nets du petit coffre de métal qui scintille à la lueur blafarde du luminaire qui pend au plafond. Son autre main, blanche et maladive, s'agrippe comme les serres d'un rapace à une petite clé noire qu'elle porte machinalement à ses lèvres comme pour l'embrasser. Il lui suffirait d'ouvrir le coffre. Son âme tourmentée alors trouverait peut-être le repos ; ou peut-être pas et c'est précisément ce qui la chagrine.

L'anxiété qui malmène son cœur la pousse à se grignoter le bord des lèvres comme le ferait un rongeur, et elle abandonne les contours du coffre pour entortiller entre ses doigts une mèche de cheveux d'un blond livide, presque blanc. Et c'est bien plus facile à dire qu'à faire, car sa chevelure sèche est cassante est emplie de nœuds, du sommet de son crâne jusqu'aux pointes qui caressent le bas de ses reins.

Elle déglutit et mâchonne distraitement un bout de peau tendre tandis que ses ongles – qu'elle a déjà pris soin de ronger jusqu'à l'extrême limite de sa chair – tapotent nerveusement contre le plancher, la clé toujours emprisonnée entre ses doigts noueux.

Et ses ongles qui tapotent, portés par de longs doigts fins et osseux, donnent à sa main l'inquiétant aspect d'une araignée luisante qui s'agiterait sur place en attendant le passage d'une proie sans défense qu'elle pourrait dévorer.

Un ronflement sourd attire brusquement son regard vers le sofa miteux qui lui fait face, et dont le tissu verdâtre déchiré par endroit laisse apparaître une mousse jaune pisse qui sent la moisissure et la transpiration. Elle cesse de respirer l'espace d'un battement de cils, retenant son souffle en attendant de savoir si le cadavre étendu sur le dit sofa n'en est en fait pas vraiment un.

C'est sans grande surprise cependant qu'elle constate que le macchabée n'esquisse pas le moindre geste ni n'émet le moindre son, et elle doit bien s'avouer à elle-même qu'il est raisonnable de penser que les mouches qui entrent et sortent de chaque orifice de son visage gris et figé sont un bon indicateur de son état.

Elle s'attarde un instant sur le ventre ballonné de l'homme mort – car c'est bien ce qu'il est – dont l'un des bras rigide frôle le tapis crasseux et anciennement fuchsia supposé masquer l'état désastreux du parquet bouffé aux mites. Il porte un polo blanc taché au niveau des aisselles par l'acidité de sa sueur et qui remonte sur son nombril, laissant apparaître une rangée de poils qui court le long de son ventre rond pour s'épaissir à la limite de son caleçon. Il n'a pas de pantalon au passage, et c'est en partie ce qui l'attriste elle : qu'il soit mort à moitié nu.

Pas tellement qu'il soit mort, parce qu'elle savait que cela finirait par arriver. Ses yeux le lui avaient soufflé un jour qu'il était rentré éméché, l'haleine lourde du vin qu'il avait ingurgité jusqu'à dégueuler ses tripes dans le caniveau. Ce jour là, elle avait su, elle l'avait prévenu. Et, fou de rage, il l'avait rouée de coups jusqu'à ce que ses jointures à lui soient couvertes de sang, jusqu'à ce que ses mâchoires brisées à elle aient terminé de libérer ses chicots sur le sol.

Et finalement, elle avait eu raison. Ses yeux avaient eu raison, comme toujours ; ses yeux maudits qui lui ont causés tant de peines et de souffrances. Ses iris rougeoyantes dans lesquelles miroitent les flammes de l'Enfer qui dévorent son âme damnée par les cieux. Ses yeux qui aujourd'hui, lui laissent le choix.

Il lui suffirait d'ouvrir le coffre pour que le mal originel se déverse sur le monde. Il lui suffirait d'ouvrir le coffre pour débarrasser la Terre des vers qui grouillent à sa surface, qui la pourrissent de l'intérieur. Qui la bouffent par leur méchanceté et leur arrogance. Il lui suffirait d'ouvrir ce foutu coffre, pour que les Hommes connaissent enfin le sort qu'ils méritent.

Elle sourit, un sourire qui découvre l'émail abîmé de ses dents noirâtres. La fin du monde, dans le creux de ses mains. 

NémésisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant