COLÈRE - Chapitre 2 : Victime ou bourreau

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—Alors Judith, dites-nous. A quelle branche de la médecine vous destinez-vous ?

Le père parlait tout en fixant les mains de sa compagne qui s'affairait, tout sourire, à servir ce qu'elle avait passé la matinée entière à cuisiner. Et elle s'était donnée du mal, comme toujours, pour mettre les petits plats dans les grands. Au menu ce midi, foie gras et son chutney de figue, suivi par un pavé de saumon à l'oseille accompagné de riz blanc, et en dessert, même si elle avait tenu à « garder le secret », Joshua s'attendait à la voir ramener avec fierté l'immonde tas de fruits, de crème et de sucre qu'elle avait baptisée avec toute la niaiserie du monde le « gâteau spécial de maman ».

—Eh bien pour tout vous dire, je suis passionnée par la médecine générale.

Joshua contint un ricanement sournois tandis qu'il observait sa mère lâcher maladroitement la petite cuillère de service dans son chutney de figue. Son œil aiguisé remarqua la légère torsion des lèvres de sa mère, si légère, si imperceptible, qu'elle perturba à peine son sourire impeccable. Elle haussa un sourcil, essuya avec sa serviette le manche de la petite cuillère.

—La médecine générale, vraiment ? dit-elle, et sa voix partait dans les aigus.

Judith ne sembla pas percevoir le sous-entendu qui se cachait derrière ce «vraiment ». Romuald et Joshua eux, savaient parfaitement ce qu'il signifiait. « N'avez-vous pas plus d'ambition que cela ma chère ? »aurait-elle dû dire en affichant son plus beau sourire. Mais elle n'en fit rien bien sûr, car ce n'était pas correct. Et en femme éduquée, Madame Arvin savait faire la différence entre ce qui était correct et ce qui ne l'était pas. Aussi préférait-elle se montrer courtoise devant son invitée ; elle aurait tout le loisir de cracher son venin mercredi prochain durant le brunch hebdomadaire qu'elle organisait avec ses amies ménagères.

—Et pourquoi ce choix plutôt qu'un autre ? poursuivit Monsieur Arvin.

Partageant les mêmes valeurs que son épouse, il croyait dur comme fer que la clé du bonheur était l'ambition. Et de l'ambition, il en avait pour ses fils. C'était la raison pour laquelle il avait poussé Romuald à entrer en école de commerce malgré le désintérêt évident du jeune homme pour les affaires. Monsieur Arvin ne croyait pas nécessaire qu'il faille être passionné par un domaine pour y consacrer le reste de sa vie, ou plutôt, il croyait que la promesse d'un bon salaire était une passion suffisante pour se donner corps et âme. C'est pourquoi il avait était ravi d'apprendre que la jeune Judith étudiait la médecine, considérant cette discipline comme l'une des plus nobles de cette Terre. Ainsi que l'une des mieux rémunérées.

Judith leva rapidement les yeux au plafond et entrouvrit ses lèvres roses. Elle réfléchissait aux mots qu'elle allait employer, car naturellement, elle pressentait que ceux-ci auraient de l'importance pour sa future belle-famille. Intuitivement et sans réellement s'en rendre compte, elle adaptait ses réponses à son auditoire, et c'est ainsi que Joshua décrypta la courte pause qui précéda sa réponse.

—Depuis toute petite, je suis passionnée par la mécanique humaine, l'organisme je veux dire. Nous sommes de formidables machines vous savez, et je suis toujours impressionnée par la précision et la complexité de nos mécanismes. Cependant, même si nous sommes pensés comme des machines, nous ne sommes pas des machines. Nous avons des sentiments, des émotions qui peuvent influer sur notre fonctionnement. Je crois que c'est ce qui m'attire dans la médecine générale : c'est la seule discipline qui tienne compte à la fois de la mécanique pure et de la psychologie. A ce propos...

Joshua buvait littéralement les paroles de la jeune fille. Non pas que son point de vue, certes louable, ne fasse écho au sien de quelque façon que ce soit, seulement cette manière qu'elle avait de l'exposer le fascinait. Elle appuyait ses dires par de brefs froncement de sourcils, de légers plissements du front, des gestes convaincus. Et le jeune homme voyait que la lueur qui brillait dans ses prunelles faisait pencher Monsieur et Madame Arvin en sa faveur. Pourtant, leurs convictions n'avaient pas changer. D'une certaine manière,l'un comme l'autre dénigrait la profession choisie par la jeune fille ; mais son éloquence les encourageait à faire l'impasse sur ce point. Et la facilité avec lequel le charisme et le charme de la jeune fille opérait le captivait.

NémésisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant