Fragment 9

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Je sais Tante Luce, je sais. Tu n'as jamais aimé Louis, et encore moins ses associés. Sur ce point, vous étiez d'ailleurs assez d'accord: ma nature de frêle jeune fille n'aurait pas survécu à la fréquentation de ce milieu. Même après tes leçons d'équitation et de tir, ses leçons d'escrime, de lutte? Combien d'ivrognes ai-je envoyé au tapis à travers les tavernes du pays de Vaud? Combien de jeunes bourgeois un peu trop entreprenants ai-je tenu par les bourses pour leur faire comprendre la signification du mot "non"? Comme quoi, même la plus libertine des tantes et le plus éclairé des amants peuvent vite se transformer en despotes.

Louis était tellement différent des autres marchands. Là où ils étalaient leurs richesses, me faisaient miroiter une vie couverte de rubans et de bijoux, lui n'en avait jamais ressenti le besoin. Nous nous plaisions, et une fois notre attraction réciproque consommée, le fait qu'il aie voulu te cacher notre liaison était plutôt amusant, presque juvénile. Je te l'avoue aujourd'hui, j'ai d'abord cru que c'était par respect pour toi ou pour ne pas entacher votre relation commerciale prospère. Certes le prix de tes toiles indiennes défiait toute concurrence pour un marchand français, mais côté Suisse, ne pouvions plus lutter face aux plus grandes fabriques. Nos ouvriers, lassés d'attendre leur paie, nous quittaient. L'arrivée de Louis avait sauvé notre fortune et je ne suis pas sûr qu'il s'en soit rendu compte. Je revois même sa tête quand je lui ai révélé que tu étais au courant de nos cabrioles, et que tu savais que j'en avais foutu de plus mystérieux que lui!

Mais entre deux escarmouches coquines, nos discussions au bord du lac contenaient bien plus que des lectures de Crébillon fils ou de l'Arétin. Il me parlait du peuple, des bourgeois et des impôts, des nobles et du roi. Qu'un jour les Français devraient se lever contre les puissants, comme les Suisses primitifs s'étaient levés contre Léopold Ier. Qu'en tant que femme instruite, amazone et libertine je représentais l'avenir et aurai un rôle à jouer dans les événements... Surprenant n'est-ce pas, de la part d'un négociant en draps? J'y voyais surtout l'exaltation post-coïtale d'un amant un peu trop passionné, qui était manifestement en train de tomber amoureux. Ne voulant pas le heurter, je n'avais pas donné suite à ses élucubrations, et souriante, lui avait promis de contacter son ami Philibert si les temps devenaient violents et je me retrouvais à Paris dans la gêne.

Nous n'en avons jamais reparlé, puis il a disparu. Sans un mot, sans prévenir, il n'est jamais revenu à Lausanne. Tes affaires ont périclité, tu as du vendre tes machines, et nous voilà, deux ans plus tard, dans la gêne. Pourquoi est-il parti? Par égoïsme? Vous étiez-vous querellés? Avait-il décidé de passer à l'action pour venger le petit peuple de France? Ton mutisme devra bien cesser un jour. Et si je retrouve enfin ce Philibert, comment me présenter?

Comme une partenaire commerciale prête à rependre les affaires, à la recherche de nouvelles commandes, avec lui ou d'autres ? [fragment 10]

Comme l'ancienne compagne de Louis, prête à tout pour retrouver son seul amour véritable, mais ne serait-ce un mensonge éhonté? [fragment 11]  

Secret d'une Rouée [En Pause]Where stories live. Discover now