Fragment 17

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Lettre de la Marquise de Pompadour au Prince de Conti

À Versailles, le 6 février 1757

"Piquant", monsieur? Vraiment? Laissez-donc les traits d'esprits à votre idole! Si votre goût est aussi sûr en matière de stratégie que de persiflage, je comprends que Louis vous aie refusé le commandement des armées du Rhin.

Et cessez donc de feindre une calme satisfaction! Vous avez dû exulter, comme j'exulte aujourd'hui! Cette petite inoculation de bon sens a provoqué le choc escompté! Louis s'est repris, a renvoyé d'Argenson et voilà la plus grande cour d'Europe libérée de ses miasmes méphitiques. L'avenir s'annonce plus radieux que jamais. Je vous vois déjà faire la moue, mais vous reviendrez bien un jour humer l'air versaillais pour vérifier mes dires...

Quant à "faire disparaître" qui que ce soit, je vous rappelle que vous êtes à Paris, et non en pleine prise d'une batterie transalpine. Ne pensez vous pas qu'assez de sang a déjà coulé? Certes, celui de Meusnier empeste la roture et la bâtardise. Certes, il ne sera pas regretté par les centaines d'ecclésiastiques pris en flagrant délit dans des maisons de passe. Mais je vous en conjure, tenez-vous!

J'accepte votre offre et vous laisse donc redéployer vos trésors de diplomatie stratégique vers le grave conflit qui doit opposer les commerçants de la rue du Beaujolais et ceux de la Corderie, ou toute autre affaire d'une similaire importance templière.

***

Billet non-daté de la Marquise de Pompadour à Meusnier

Il est sans doute temps de vous mettre en sécurité. Le Prince de Conti ne semble pas satisfait de votre conduite. Vous m'êtes précieux. Vous êtes précieux à Monsieur Berryer. Et Monsieur Berryer m'est précieux. Ne nous décevez pas. Protégez vous. Vos hommes ont bien œuvré, sans doute trop bien. Trouvez un moyen de ne pas apparaître en public, mais sans vous éloigner de Paris. Vous savez combien le roi est friand de vos anecdotes sur les nuits parisiennes. Il se remet doucement du choc, et aura bientôt besoin de divertissement. Il serait malvenu que Monsieur Berryer arrive les mains vides.

***

De la Rouée à Tante Luce

Au Temple, le 7 février,

Chère Tante Luce,

Pardonne moi de ne pas t'avoir écrit depuis si longtemps. Mais par où commencer? Ces quelques semaines, et particulièrement ces derniers jours, n'ont fait qu'ajouter confusion à la confusion. J'ai traversé Paris dans toute sa misère, du levant au couchant. Et pas seulement celle des ivrognes et autres vérolés, mais celle des ouvriers, des artisans, des agriculteurs. Ils sont des milliers à avoir vu leur vie brisée par une blessure, une faillite, un hiver trop froid, et s'être échoués ici à la recherche d'un meilleure fortune. Ceux qui ont rencontré mon Louis et que j'ai retrouvés à Paris semblent avoir vécu des années d'exception avec lui, mais sont avares d'anecdotes. J'ai bien narré quelques histoires sur nos duels et nos cavalcades, mais cela ne déclenchait que sourcils levés vers Philibert. Ce sont hommes de chiffres et de parole, et ce n'est qu'en combinant nos projections de revenus et leurs serments faits à Louis qu'ils ont bien voulu m'écouter, jusqu'au bout, et m'amener jusqu'ici.

Je t'écris du Temple, un étrange enclos au sein même de Paris. Bien que nous soyons en France, c'est le Prince de Conti qui règne ici, et non son cousin Louis XV. Il y a une église, un donjon, un charmant palais plus moderne, des jardins potagers, et de nombreux commerces et artisans car le Prince ne taxe pas les biens et services comme son cousin. Ou plutôt comme les Fermiers Généraux, ces profiteurs qui passent un accord sur le montant à fournir au Trésor Royal chaque année, mais collectent bien plus, se servant grassement au passage. La ruine de milliers de familles finance ainsi leurs palais, leurs carrosses, leurs maîtresses! De Philbert au joaillier chez qui je me trouve, tous les anciens associés de Louis partagent une même haine de ce qu'ils nomment "La Ferme". Le Prince les a pris en amitié et leur finance de temps en temps d'homériques banquets dans les caves bien garnies du Temple. Ils m'ont invité hier soir en toute discrétion. J'étais donc dans mon costume d'homme, à descendre ma deuxième pinte, quand une forte voix retentit derrière moi:

"- Voilà donc la femme la plus recherchée de France et de Navarre!
Il s'arrêta un instant.
- Foutredieu, et en plus d'être helvète, elle est hermaphrodite ? Il fallait me le signifier plus tôt Aspairt, tu sais comme les curiosités de la nature me passionnent!"

Il partit dans un grand éclat de rire et contourna toute la tablée pour mieux m'avaler du regard. Il avait celle virilité bourbonne un peu empâtée, cet air à la fois puissant et jouisseur qu'il partageait avec son cousin, en plus farouche, presque échevelé. Il marchait à grands pas lents, une cassette à la main, avec l'assurance du maître en son logis, le sourire satisfait de l'homme qui n'a jamais manqué de rien. Je voyais son regard essayer de deviner mes formes sous mon épais habit, avec une concupiscence mal dissimulée. Le mythe du gentilhomme français tout en finesse et légèreté est bien cela, un mythe. Il finit son tour de piste, déposa le boîtier en acajou dont le contenu tinta légèrement, s'empara d'une carafe de vin rouge et hurla:
- À Aspairt, qui voilà deux ans m'apporta le colis le plus gênant de ma vie... et à l'ingénue gênée qui va peut-être m'en délivrer!*
- À Aspairt! trinqua l'assemblée. Philibert détourna le regard vers une coin de la voûte, manifestement mal à l'aise.
Conti attrapa un simple tabouret, planta son séant dessus et ses yeux dans les miens.
- Jeune fille. Louis avait de très forts sentiments pour vous. Si vous avez bravé les routes enneigées depuis l'Helvétie, c'est que vous les partagiez. Ou que vous êtes réellement dans la gêne, et votre Louis avait prévu cette éventualité. Il a donc décidé de vous offrir le choix, car ce que vous pourriez apprendrez risque de vous choquer. Encore que selon ses dires, vous n'êtes pas une oie blanche et c'est tant mieux.

Il m'imposa un clin d'œil digne des pires maquignons du Bas-Valais.

- Je peux donc vous remettre ce pécule qu'il vous laissé. Il devrait assurer une subsistance plus que confortable à vous, votre famille et vos affaires dans vos campagnes du Léman. Je vous invite à profiter de mon hospitalité aussi longtemps qu'il vous plaira, ce qui donnera le temps aux mouches de Meusnier d'arrêter de tourner autour du Temple. Vous pourrez cesser votre travestissement ou non, à votre guise. Si la moitié de ce que disait votre Louis est vrai, vous devriez éclairer de votre présence le cercle de ma chère et tendre Comtesse de Boufflers. Cela vous donnera une impression de la société parisienne, vous aurez tout loisir de comparer avec les cercles helvètes. C'est qu'avec Voltaire, Rousseau, et j'en passe, vos pays lémaniques sont la nouvelle terre promise des philosophes! Vous me feriez presque concurrence!
Votre Louis a réalisé de grandes choses. Il voulait en réaliser d'encore plus grandes, mais elles ont causé sa perte. Pour ne pas précipiter la vôtre, vous devrez promettre de garder le secret sur l'identité de ces messieurs ainsi que mon implication dans cette histoire. Si l'idée saugrenue de me trahir vous montait à la tête, sachez que nul ne m'a jamais échappé.

Par contre, si vous êtes prête à assumer entièrement son héritage, et à connaître toute la vérité, je vous remettrai son testament. Pas de cassette, mais des effets personnels et ses dernières volontés. Je n'en ai pas connaissance, et serai à votre disposition pour vous aider à les exécuter du mieux de mes possibilités. Connaissant Louis, ce ne sera pas de tout repos et vous y risquerez la mort ou l'infâmie.

Abasourdie, je regardai la cassette.

Enfin, la solution à tous nos tracas. À la pièce mal chauffée où tu dois te geler les os en lisant ces lignes. À mon absence d'avenir, condamnée à me marier à un riche bourgeois de Lausanne ou pire, un Bernois! Quelle preuve d'amour que cette cassette! Par delà sa disparition, il ne voulait surtout pas que je manque de quoi que ce soit: ma liberté, mon indépendance, notre prospérité... Je n'ai jamais été très sûre de mes sentiments pour lui, mais comment ne pas être émue aujourd'hui par la vérité matérielle de son côté idéaliste un peu niais, toujours enflammé? [fragment 18]

Pourquoi toutes ces précautions? Pourquoi tant de mystères? En acceptant cette somme, ne serais-je pas qu'une femme entretenue? Ne devrais-je pas la refuser, honorer sa mémoire et ma mémoire, achever de le connaître entièrement? Tu me pardonneras le risque inconsidéré que je te fais peut-être prendre en t'envoyant cette lettre, mais ma décision est prise. Je posai la main sur la cassette, remarquai les regards rivés sur moi, et la repoussai vers Conti. [fragment 19]

Que diable venais-je faire dans cette galère? Un sous-sol parisien, des hommes avinés à la probité douteuse, sous la coupe d'une roitelet lubrique, tentant de m'appâter dans leurs histoires telle la dernière des lectrices de roman? Je pris mes jambes à mon coup et me précipitai vers les escaliers. [fragment 20]

Secret d'une Rouée [En Pause]Where stories live. Discover now