Fragment 18

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Je pris la cassette à deux mains.

Conti fit une petite moue satisfaite.

"Le choix de la sagesse. J'enverrai mes gens chercher vos affaires discrètement."
Il me reluqua une fois de plus de haut en bas, puis secoua lentement la tête.
"Et nous ferons venir mon tailleur. Ou celui de la comtesse de Boufflers, selon votre humeur."

Il s'inclina sèchement. La fréquentation des officiers prussiens à Neuchâtel me fit espérer un petit claquement de talons, mais il se contenta de les tourner. Il leva une dernière fois son verre en direction la tablée, le vida d'un trait, lâcha un sonore "Messieurs!" et quitta la pièce.

Certains convives me fixaient, le regard noir. D'autres, abasourdis, étaient vautrés sur la table, la tête dans les mains, ou s'effondraient sur leur chaise. Un dernier, debout depuis un certain temps, ancien garçon boulanger si ma mémoire est bonne, arma son bras pour me jeter sa chope à la figure. Son voisin lui retint le coude. Ils échangèrent quelques jurons puis finirent leurs verres.

Lentement, chacun ramassa son chapeau, qui sa pelisse, qui son lourd manteau de postillon, et se dirigea vers la sortie.

Philibert n'avait pas levé les yeux. Il restait seul à table, faisant tournoyer les dernières gouttes d'un liquide verdâtre dans son verre en cristal. Il regarda le flacon encore bien rempli, hésita un instant... et le glissa sous sa large chemise tout en se levant. Je restai assise. Arrivé à ma hauteur, il posa un instant sa main sur mon épaule, la tapota et partit sans un mot.

Un valet en livrée entra dans la pièce et me conduisit loin des caves. À la surface, le vent soufflait sur une cour du Temple encombrée de neige sale. Même le palais du Prince semblait lugubre à la lueur de la lune. Seule la morsure du froid me tira de la mélancolie dans laquelle toutes ces mâles réactions m'avaient plongée. Ils avaient fière allure, les conspirateurs! À quoi bon un tel cérémonial pour une gloriole passée? Des commerçants incapables d'agir sans le blanc-seing d'un associé absent? Qu'ils passent l'hiver à se ressasser leurs fables soit-disant viriles! Nous sommes femmes, ma Tante Luce, et dorénavant maîtresses de notre propre destin. S'ils tiennent tant à leurs anciennes affaires en pays de Vaud, qu'ils préparent leurs montures, notre manufacture revivra bientôt.

Le valet me laissa dans une chambre décorée avec goût, dont les hautes croisées donnaient sur le parc. Je jetai mes dernières forces dans l'écriture de cette lettre, à la lueur d'une bonne flambée qui parvint enfin à me réchauffer et à m'engourdir. À très bientôt ma Tante, à très bientôt.

***

Lettre de la d'Osmont à Meusnier

À Paris, Le 8 février 1757,

Mon très cher magistrat,

Comme promi, mes filles ont bravé, au péril de leur vie, les rigueurs des frimas et les sicaires de Son Altesse Sérénissime le Grand Prieur de l'Ordre de Saint Jean de Jérusalem lui même! Sur les deux heures ce matin, la bande de soudards avec qui la Savoyarde avait commerce depuis quelques semaines s'est éparpillés dans la nuit. Ils ont évité vos patrouilles avec une finesse qui m'a coupé la chique. La Savoyarde est ressortie peu après, toujours grimée en homme, mais a suivi un valet jusqu'au Palais du Prieur lui même. Monsieur le Prince la voudrait-il pour son usage personnel? On dit son appétit conséquent, mais il ne fait hélas pas encore partie de mes pratiques. Si vous venez à en apprendre plus sur ses goûts, je me ferai un plaisir de lui faire parvenir un amuse-bouche.

À ce propos, aurais-je l'honneur de vous recevoir, que mes pensionnaires puissent vous prodiguer un peu de chaleur? Vous savez que je préserve Justine et Léonie une pleine journée avant chacune de vos visites pour préserver leur fraîcheur. C'est un manque à gagner certain au vu de leur popularité et comme vous le savez bien, la concurrence est féroce. Vous voyez comme je tiens à vous, mon très cher magistrat!

***

Billet non daté de Meusnier à Buhot

Cesse de remuer ciel et terre pour me retrouver, abruti! Tu vas attirer encore plus de monde sur ma trace! Je me suis retiré là où personne n'ira me chercher: dans une cellule de la Bastille. J'y ai transporté mes papiers, et pourrai donc préparer ma feuille coquine pour les plaisirs du roi. Ce sera à toi de la remettre au Lieutenant Général, mais ne lui dit pas où je suis, sous peine de mort.

Reste aux aguets, mon prochain pli contiendra mes instructions pour la suite de l'enquête. [fragment 21]
Reste aux aguets, mon prochain pli contiendra ma feuille pour le roi. [fragment 22]

P.S: ne serait-ce que penser à la rédaction de ce rapport m'échauffe les sangs. Va donc chercher Justine et Léonie chez la d'Osmont. Tu leur donneras un laisser-passer, et les présenteras comme "les filles du loueur de carrosse" aux gardes en faction devant la forteresse.

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⏰ Last updated: Oct 14, 2016 ⏰

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Secret d'une Rouée [En Pause]Where stories live. Discover now