Je te demande pardon.

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Samedi 30 juin
Domaine des Portes du Soleil, France
22h07

- Mademoiselle ! Il parait que vous n'osez pas venir chanter pour nous !?

Le présentateur habillé en blanc, qui me semblait ma foi fort sympathique tout à l'heure, l'est nettement moins maintenant qu'il est planté devant moi, me tendant son micro sous le nez.

- Je.. Je n'ai pas envie.

Aussitôt, alors que le micro amplifie mes paroles x1000, tout l'amphithéâtre se met à hurler après moi, m'applaudissant et m'acclamant afin de me faire changer d'avis.
Je ne sais pas si l'un de vous a déjà vécu ce genre de situation à 500 contre 1, mais dans ces cas-là il est généralement difficile de tenir plus de trente secondes.
Même si Sarah ne le mérite pas, je me lève et descends de moi-même les marches jusqu'à la scène, la tête complètement vide.
Je ne sais même pas quelle chanson je vais chanter, le carnet étant toujours dans ma main.
Juste devant la scène, je tends le carnet à la dame en blanc. Je sais déjà ce que je vais chanter, je viens d'avoir mon idée.
Je lui fais part de mon choix et monte sur la scène, le public applaudissant à tout rompre tout autour de moi.
Les projecteurs se concentrent sur moi et les premières notes de Homeless* par Maria Mena résonnent dans les hauts-parleurs. Le public se tait et j'approche le micro de mes lèvres.
Étonnamment je ne stresse pas, qu'ai-je à perdre ? Dans le fond, je ne saurais pas faire pire que la première dame.

What is in this wine?
the more I drink the more I wander off
into a stranger's eyes
I like the way that they reflect my thoughts*

*Qu'est-ce qui est dans ce vin ?
Plus je bois plus je m'égare
Dans les yeux d'un étranger
J'aime la manière dont ils reflètent mes pensées

La chanson se poursuit et les notes s'envolent au-delà de l'amphithéâtre. Je ne sais pas si c'est beau ou pas, si c'est faux ou pas. Je ne m'entends pas.
Je suis ailleurs, seule. Dans un endroit paisible et je chante. Pour la nature, pour les oiseaux, pour le ciel, pour la terre, pour le vent, pour les fleurs, pour moi.
Bientôt, la musique ralentit, je baisse la tête. Les dernières notes légèrement soufflées dans le micro, telles la brise lors d'une matinée ensoleillée.
Le micro retombe le long de ma hanche et la foule s'emballe.
Les gens se lèvent, sifflent, applaudissent à tout rompre.
Je me fiche que ce soit de la moquerie, je pense juste à partir.
Au lieu de remonter jusqu'au groupe où Sarah jubile, Alexia n'en revient pas et les autres scandent mon nom qu'ils connaissent à peine, je pars complètement à l'opposé.
Vers la mer.
Je quitte le bruit, je quitte le monde.
Retour aux sources.
J'enlève mes chaussures et cours jusqu'à la plage, comme une enfant.
Je cours jusqu'à sentir le sable froid entre mes doigts de pieds, jusqu'à sentir la brise fraiche et l'air marin me caresser la peau.
Je monte sur l'embarquadère qui brave les profondeurs de l'eau.
Je m'avance jusqu'au bout, jusqu'à la fin.
Il n'y a pas de barrière, pas de sécurité. Simplement les planches en bois et puis l'eau. Le tout teinté des dernières lueurs rosées qui zèbrent le ciel dégagé.
Je regarde l'horizon et respire enfin.
En m'asseyant sur le ponton, j'admire le silence de l'endroit, parfois effleuré par les clapotis des vagues sur les poteaux en bois qui me soutiennent.
Là je me sens bien.
Moi qui rêvais de vacances parfaites entourées d'amis avec Sarah à mes côtés, aller en soirées tout ça...
Sauf que nous sommes là depuis seulement un peu plus de 24 heures que déjà Sarah me lâche, j'ai trois ennemies (je compte aussi les deux filles du restos qui ne me portent pas vraiment dans leur coeur) et je me retrouve seule sur un ponton à regarder les dernières lueurs du soleil se perdre parmi les vagues.
Pourtant je ne suis pas malheureuse, au contraire. Je sais combien j'ai de la chance d'être ici, maintenant.
Mais alors que je devrais profiter et retourner "m'amuser" avec eux, je préfère rester ici, même si sourire m'est trop difficile, je ne sais pourquoi. J'ai envie de graver ce moment dans ma mémoire et de ne jamais l'oublier. De me servir de ce souvenir afin de m'y réfugier lorsque la société m'étouffe.
Le bruit des vagues m'appaise, je n'ai plus envie de retourner là-bas.
Je sens que je vais passer la fin de ma soirée ici, à réfléchir sur le monde en essayant de chasser les mauvais souvenirs de ce début de soirée loin derrière moi. Et enfin profiter de ma présence ici, seule au monde. Entourée simplement des vagues et encore des vagues. À l'infini. Se renouvelant chaque seconde. Sans arrêt. S'allongeant sur le sable à leur fin, se retirant ensuite pour mieux revenir.
J'entends des pas derrière moi. Pas des chaussures à talons, non, on dirait des baskets.
La personne s'arrête juste derrière moi.
Je devrais peut-être avoir peur mais je n'y arrive pas. J'ai l'impression que je vis ce que je dois vivre. Et que si quelque chose devait m'arriver maintenant, c'est que ça devait se faire. Simplement.
La personne s'assied ensuite à côté de moi sans me demander mon avis.
Je sens au parfum de l'inconnu à ma droite que c'est un garçon.
Je n'ai pas envie de relever les yeux des vagues passant à quelques centimètres seulement sous mes pieds afin de regarder son visage.
J'attends qu'il parle, sauf qu'il ne dit rien.
Je repars dans mes pensées et m'imagine dans un film romantique où le garçon prend la main de la fille et l'embrasse avant que la nuit ne tombe et qu'il ne la ramène chez elle.
Sauf que ce n'est généralement pas un inconnu, comme dans ce cas-ci.
Si ça se met c'est mon père...
Quoique, je ne sais pas si c'est un inconnu. Pour le savoir, il me suffirait de lever la tête, mais quelque chose me dit de ne pas céder, que ça casserait le mystère de cette magie qui s'est installée.
Bientôt, néanmoins, au bout d'une bonne dizaine de minutes à regarder l'eau et le ciel en silence, il m'adresse ses premiers mots :

- À quoi penses-tu ?

Je ne bouge pas. Je le connais.
Sa voix me détend et je sais qu'il n'est pas là par hasard. Il est venu pour moi. Enfin j'espère...
D'un côté j'ai envie de lui dire tout ce qui me passe par la tête et d'un autre côté lui dire que je ne pense à rien.
Ou alors que je pense à lui, pour voir comment il réagirait.
Sauf que je n'ai pas envie de lui mentir, étant donné que je l'ai déjà fait aujourd'hui. Comme si j'allais partager avec mon père...

- Et toi ? je demande, afin de ne pas devoir prendre de décision.

Il sent la vanille, comme une odeur de fraîcheur dans l'air marin. Comme une odeur de paix dans ce monde en guerre.
Il respire un petit coup avant de répondre, le temps de réfléchir à la réponse.

- Je réfléchis.

- À quoi ?

J'aimerai tellement lever les yeux et le regarder droit dans les yeux, comme j'en ai eu envie toute la journée. Pour voir de quelle couleur ils sont dans le crépuscule.

- À comment me faire pardonner.

Un mince sourire se dessine sur mes lèvres. J'en ai bien des idées, mais pas tout de suite. Ne soyons pas "bourrins" comme dirait Sarah.
Sarah...
Chassez ces idées de ma tête, vite.
Je repense à lui, à son odeur et à sa présence et aussitôt je me calme.

- Tu es tout pardonné.

Dans le fond, ce n'était pas vraiment une faute grave : j'ai emporté assez d'affaires avec moi.
Sa voix est douce et posée, il chuchote même, on dirait.

- Je te demande pardon quand même.

Je ne réponds pas. Je lui ai déjà répondu en somme.
J'aime la façon dont il s'excuse.
Ce n'est pas "je m'excuse" ou "désolé" ou pire "déso". Non, c'est "je te demande pardon", encore un cran au-dessus de "pardonne-moi".
Ce garçon est différent des autres.
Avant que je ne pose la question, il me devance :

- Quel est ton nom ?

Encore une belle phrase, plutôt que le traditionnel "tu t'appelles comment?".

- Amy.

Je sens qu'il hoche la tête.

- Amy... C'est beau.

Mon prénom sonne comme une mélodie dans sa bouche. Comme quelque chose qui invite à la confidence, une note sucrée sur la langue.
Cette fois, je lève les yeux. Je le regarde droit dans les yeux.
L'ombre du soir sur son visage épouse ses traits. Et même si la nuit tombe, même si je ne distingue pas grand chose de son visage, je les vois.
Deux perles brillantes, bleues océan.
Deux astres intelligentes, parfaites.

- Et toi ? Quel est ton nom ?

Il glisse ses yeux dans les miens et des frissons me parcourent l'échine jusque dans le bas du dos.

- Dylan. Je m'appelle Dylan.

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