Partie 4 : Une femme de raison

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Tu étais jeune, beau, droit, et tu savais manier les mots. J'avais été sotte de penser une seule seconde que je ne tomberais pas sous ton charme en quatre ans de vie commune. C'était prévisible à souhait.

J'étais amoureuse, certes. Néanmoins, je n'étais ni aveugle, ni naïve. A vingt-six ans, j'avais vite réalisé les enjeux que trainait cet amour derrière lui, et surtout les conséquences qu'il pourrait avoir. Je savais que tu voulais briser ce mariage aussi vite que possible, et que c'est pour cela que tu mettais tant de distance entre nous : moins d'attachement il y aurait, moins cette séparation serait mise à mal. Nos caractères si semblables qui facilitaient notre complicité rendaient déjà la tâche difficile ; mes sentiments la rendraient certainement impossible. Même si en toute honnêteté, je n'aurais jamais su dire si tu me voyais comme une femme, où simplement comme une épouse temporaire, même si ton respect envers moi demeurait inchangé.

Tu restais le mystère de ma vie, Nahel.

Beaucoup pourraient penser que c'est là un rêve que d'être mariée à l'homme qu'on aime. Détrompez-vous : c'est un fardeau, et même n'ayons pas peur des mots, un cauchemar lorsque cet amour n'est pas partagé. S'endormir et s'éveiller auprès de l'homme qu'on aime sans que celui-ci ne vous jette un regard, sans pouvoir effleurer sa main du bout des doigts, sans pouvoir être la destinataire de ses sourires, sans savoir ce qu'il pense de vous, c'est une tristesse infinie au quotidien. Mais j'avais fait mon choix : les choses resteraient ainsi, plongées dans un silence paisible. Je voulais finir mes études. Devenir instruite. Apprendre.

Je savais qu'un amour détruirait tous les efforts que j'avais fait jusqu'ici. Je dominais ma promotion. Mes professeurs admiraient ma volonté et mon investissement. Que tu ne t'y méprennes pas, Nahel : je t'aimais d'un amour qui n'a fait que s'enflammer à force de te côtoyer. Tu étais fort, viril, protecteur, bienveillant, et parfois inconsciemment trop gentil. J'aurais voulu te sauter dans les bras à tout moment et te voler ce premier baiser que je n'ai jamais eu, alors même qu'il me revenait de droit à moi, ta femme depuis à présent presque trois longues années. J'aurais voulu crier, briser ce mur entre nous. Mais chaque fois, je me souvenais de ce que je voulais devenir.

Une femme de raison.

Alors j'abandonnais et me contentais de sourire en voyant ton beau visage. Cela me suffisait. Je comptais simplement les jours qu'il me restait à tes côtés et qui s'écoulaient ; je regardais cette chance de t'avoir près de moi tous les jours s'effriter comme s'effrite la feuille en automne. Je m'y étais préparée.

La quatrième année de notre mariage entamée, elle sembla se consumer d'elle-même. Tout me parut s'enchaîner sans aucune transition, et sans même le réaliser, on me remettait mon diplôme dans les mains en me souhaitant le meilleur pour l'avenir. J'étais devenue « une femme accomplie ». Et pourtant.

Et pourtant, Nahel. J'étais triste comme tout. Ce soir là, j'ai beaucoup pleuré dans notre chambre, pendant que tu travaillais à l'étage d'en dessous pour ton affaire qui fleurissait de nouveau après ces années de dur labeur. J'ai dû me faire violence maintes et maintes fois. Et puis une dernière fois, je me suis accordée quelques regards en direction du passé : J'avais contemplé la première photo qu'on m'ait jamais donné de toi, pour constater combien tu n'avais pas changé. J'avais retrouvé le faire part de mariage que ma mère m'avait donné, et où j'avais découvert ton nom pour la première fois. Je me suis souvenue notre première rencontre où nos regards s'étaient timidement accrochés. J'avais sondé mon téléphone, où j'avais transféré notre premier et dernier échange, et ressorti les photos de notre mariage que j'avais étalées les unes après les autres sur notre lit. Je sentis les souvenirs de cette soirée irréelle refluer en moi, et revoyais avec rêverie ce regard, ce fameux regard que tu m'avais lancée et auquel je n'ai eu de cesse de repenser. Ce fut ta seule faiblesse, il fallait bien que je m'en contente.

Je me surpris à envier la fille de vingt-trois ans que j'étais alors.

Je m'étais même retrouvée à poser deux doigts timides à l'emplacement où tu avais baisé mon front avec affection. J'avais contemplé mes mains que tu avais si rarement tenues. M'étais rappelé combien ta voix grave et reposante allait me manquer. Oh Nahel, combien je t'aimais. Je t'aimais de cet amour dénué d'égoïsme, qui pouvait se contenter de ton bonheur pour vivre. De cet amour respectueux, et d'un blanc immaculé.

Après un moment long et douloureux, j'eus finalement le courage de sécher mes larmes et de camoufler leur passage. Et, une enveloppe en main, j'avais descendu les escaliers et m'étais dirigée vers toi qui travaillait sur ton bureau à la lumière de ta lampe, le cœur serré et plein de larmes à jamais scellées.

Ma tête, elle, se leva fière et digne.

« Qu'est-ce que c'est, Sana ? »

Tes yeux se levèrent vers mon visage avec cette innocence qui t'étais propre, intrigués. Je t'avais alors fait le plus beau de mes sourires en t'entendant prononcé mon prénom, comme un dernier cadeau que tu m'accordais, et ce geste sembla te prendre par surprise.

Nous avions si peu l'habitude de nous montrer notre affection.

« C'est mon diplôme. »

Tu affichas alors malgré toi un sourire, un sourire fier, et te saisis du bout de papier pour le sortir et l'admirer. Tu avais pris l'habitude de te réjouir pour moi de manière discrète chaque fois qu'une bénédiction m'était tombée dessus, en mari dévoué. Cependant, tu finis également par remarquer quelque chose de plus derrière ce papier, et en l'apercevant, il me parut que tu n'esquissa plus un geste sous la stupéfaction.

« Il y a aussi notre contrat de divorce. Comme promis. »

Alors nous nous sommes plongés dans les yeux l'un de l'autre, chose si rare.

Après quatre ans de mariage, quatre années de respect, d'affection, et de soutien, nous nous quittions finalement. Tu ne semblais ni réjouis ni triste de cette nouvelle. Tu t'étais contenté de tout remettre dans l'enveloppe et de me la tendre d'un air insondable.

Je t'offrais là ta liberté.

« Merci pour tout, Sana. »

Jusqu'au bout, nous étions restés cordiaux. Et jusqu'au bout, ton regard aura fait battre mon cœur. Mais tout cela devait enfin connaître la fin qui depuis le début lui était destinée.

C'était ici que nos chemins se séparaient.

Le temps d'un mariageOù les histoires vivent. Découvrez maintenant