Chapitre 1

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"Le destin gouverne le monde.", Cicéron

Nous sommes le samedi 31 décembre 2221, il est à présent 09:52, et dans 1h et 08min exactement, j'étais censée me marier. Malheureusement, quand l'horloge sonnera 10h, je devrai me mettre a courir, et a 10h02, je me serai foulée la cheville en glissant sur le tapis du salon. A 10h05 je devrai appeler ma mère en pleurant, et une demie-heure plus tard, après une longue agonie, je devrais normalement entendre les "pim-pom" d'une ambulance. Normalement, non. Sûrement. Tout se passe toujours comme prévu. Même quand il y a des changements, je suis mise au courant avant. Alors pourquoi tout devrait changer aujourd'hui ?

Non, je n'aime pas courir. Non, je ne veux pas me marier. Non, je ne veux pas que ma mère m'entende pleurer. Et pourtant, c'est ce qui arrivera. Au cas où vous ne l'aurez pas remarqué, je ne contrôle aucune de mes actions. J'ai dans ma tête, une liste plus ou moins longue - ça dépend des jours - d'actions que j'ai le devoir de réaliser tout au long de ma journée. Je suis comme emprisonnée. Seule ma pensée est libre. Et mes sentiments. Parfois j'aimerais qu'ils soient, eux aussi, conditionnés comme tout le reste.

Souvent des minutes défilent, comme maintenant, où n'ayant que ma tête pour me distraire, j'aimerais que ma pensée accompagne mes actions. Mais j'ai toujours un train de retard. Ou d'avance. Ce que je suis contrainte de faire est en permanente contradiction avec ce que je ressens, et je ne peux rien y changer. Souvent je me dis, à quoi bon penser et ressentir, quand on est condamné à vivre une vie qui ne semble pas vous appartenir ? Je ne crois ni au Paradis, ni à l'Enfer, mais j'aimerais pouvoir y croire. Simplement pour me dire que l'enfer que je vis à présent, n'est qu'un passage obligatoire avant d'accéder au paradis, et que je pourrais y accéder une fois que toutes mes actions seront accomplies.

10:00

Je me lève alors du sofa sur lequel je m'etais assoupie pendant mon temps conditionnel de liberté, puis je me mets à courir en rasant les murs. Ne me demandez pas pourquoi je le fais. Je n'y éprouve aucun plaisir. Cependant, je ressens le besoin de le faire, et je me sens mieux après l'avoir fait. Il s'agit uniquement d'un besoin a satisfaire. Pour vivre, je pensais qu'il n'était nécessaire que de boire et de se nourrir, et bien non. Dans ce monde, pour vivre, il faut également accomplir des actions. Mais pourquoi n'ont-elles aucun sens ? Pourquoi ne correspondent-elles pas à ce que je désire ? Oh ! Je sens le sol s'approcher à vive allure de mon visage...

Il est 10h02. Affalée par terre, mon corps est comme anesthésié, mis à part une petite partie qui se nomme la cheville. Foulée ? Quel hasard ! Je me contrôle pour ne pas laisser s'échapper un sanglot, mais plus la douleur se fait insupportable, plus j'ai du mal. Me voilà seule dans mon salon, criant de douleur. Je ne peux plus bouger. Seule ma main droite est libre. J'en profite pour attraper mon portable, écrasé dans la poche de mon jean. Avant de composer le numéro de ma mère, je jette un coup d'oeil à l'heure affichée... Il est 10h05.

- Oui ma chérie ? dit-elle d'une voix chaleureuse.

- Maman... dis-je d'une voix sanglotante.

- Tu pleures ? m'interroge-t-elle, inquiète.

- Oui... Je me suis foulée la cheville, dis-je à contre-coeur.

- Oh mon dieu, tu as mal ? Et le mariage ? On l'annule ? demande-t-elle d'une voix accablée.

- J'ai mal mais je tiens vraiment à me marier, lancé-je dans un soupire.

- Ne t'inquiètes pas pour le mariage, ma puce, je vais voir ce que je peux faire. J'appelle tout de suite une ambulance.

Il est à présent 10h07. Comme vous pouvez le constater, même les dialogues sont programmés. Jamais il ne me serait venu à l'esprit de dire à ma mère que je tenais vraiment à me marier. Ni même de lui avouer que je pleurais. Mon père m'a toujours dit que c'était un signe de faiblesse. De plus, ma mère est de nature beaucoup trop inquiète pour que je lui fasse subir ça. Si elle était au courant que ce n'était pas la première fois que je me laissais aller, je crois qu'elle ne s'en remettrait pas.

Voilà que maintenant elle va appeler les urgences, juste pour une foulure à la cheville. Bon, c'est vrai que ça fait mal... Mais quand même ! Il faut dire que j'ai déjà subi tellement pire... Déjà, le fait de ne pouvoir parler à personne de ce mode de vie infernal, est une vraie torture psychologique. Si je vous dis qu'un simple sourire est programmé, vous me croirez ? Pourtant, c'est le cas. À croire que nous vivons vraiment dans un monde, où il n'existe que pure hypocrisie. Bien cachée en plus.

L'homme avec qui je devais me marier tout à l'heure, je ne l'aime pas. Il est probable qu'il ne m'aime pas non plus. Pourtant, le destin a tout fait pour que nos chemins se croisent, et se recroisent. Combien de sourires forcés et de fausses promesses ai-je du lui faire et lui dire. S'il ne m'aime pas non plus, combien de baisers a-t'il dû me donner à contre-coeur... À cause de cet accident, le mariage va être reporté. Si seulement il pouvait l'être éternellement. Malheureusement ce miracle n'arrivera pas. Aucun miracle n'arrive jamais. Soudain, un bruit sourd se fait entendre, et devient de plus en plus net. Mais qu'est-ce que... ? C'est l'ambulance !

Il est 10:35. J'entends frapper à la porte. J'aimerais crier pour leur dire que la porte est ouverte et qu'il suffit juste de tourner la poignée pour entrer, mais aucun son ne sort de ma bouche. Tout à coup, un silence inquiétant règne. C'est tout à fait le type de silence qu'on retrouve dans les films d'horreur juste avant que le monstre ne s'acharne violemment sur le protagoniste de l'histoire. Inquiète, j'essaie de tourner la tête en direction de la porte d'entrée, et à peine est-elle dans mon champ de vision que je la vois dégringoler dans un vacarme presque assourdissant. Je n'ai plus de porte ! Les ambulanciers viennent tout juste de la défoncer. Je n'en reviens pas !

En entrant, ils ne prononcent pas un seul mot et se précipitent sur moi. Quelques secondes plus tard, je ne suis plus sur le sol, mais dans leurs bras. Ma cheville me pèse très lourd et mes sanglots reprennent de plus belle. Pleurer devant eux, ça m'est égal. Je ne suis pas leur fille, et ils n'ont aucune raison de s'inquiéter pour moi. Ils n'ont qu'une seule chose à faire, leur travail. J'ai tellement mal que je n'arrive même pas à lire la liste de toutes mes actions en attentes. J'essaie néamoins, mais je sens qu'une grosse fatigue m'envahit. Avant de sombrer dans le sommeil, j'arrive tout juste à distinguer la prochaine de mes actions : 10:40 s'endormir. Sans blague.

Sans HasardOù les histoires vivent. Découvrez maintenant