Chapitre 2 Partie 3

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                                                                               *

          J'avais huit ans et le soleil brillait. L'école était finie pour la journée. Julia et moi marchions vers nos appartements respectifs en riant de nos blagues idiotes. Joshua, le jeune frère de Raphaël, marchait quelques mètres devant nous, tête baissée. Il avait toujours été bizarre. Il était dans notre classe à Julia et à moi, mais nous ne lui parlions jamais. Raphaël disait qu'il était normal, qu'il était juste discret. Je ne connaissais pas ce mot, discret, c'est Raphaël qui me l'avait appris.

Presque tous les jours, après l'école, nous nous retrouvions dans le parc, nous nous tenions la main et nous faisions des bisous sur la joue. Il me disait que j'étais belle, que nous nous aimerions toute notre vie et, parfois, il m'apprenait des nouveaux mots.

Raphaël était plus âgé que moi, il était en sixième, chez les grands, et je l'aimais encore plus pour ça. Il m'avait toujours protégée et s'en fichait que je sois une petite, il m'aimait c'est tout.

Et justement ce soir-là je devais le retrouver.

Quand j'arrivai à la maison, il régnait une ambiance sereine. Je me sentais si bien chez nous. Maman s'occupait à préparer des crêpes sous les yeux ébahis de Martin, qui en était encore à un âge où tout est découverte. Jean l'embêtait en lui faisant des baisers dans le cou pour l'empêcher de continuer sa préparation. Elle riait.

« Mon Éloïse ! L'école s'est bien passée ma chérie ? »

J'embrassai tour à tour Martin, maman et Jean et leur racontai ma journée. Après mes devoirs, vite mais bien faits, elle m'autorisa à retrouver Raphaël qui m'attendait en bas de l'immeuble.

Il était là, toujours aussi beau, ses boucles blondes presque châtains à présent et ses prunelles bleu délavé... mon Raphaël, mon amoureux.

Cela faisait déjà plusieurs années que nous nous aimions et peu importe ce que pouvaient dire les grands, nous, nous le savions, que nous vivions un amour particulier, si fort, si inconditionnel, que les adultes ne pouvaient comprendre. Nous nous aimerions jusqu'à la fin de notre vie.

Il me souleva d'un mouvement de bras, me posa sur le guidon de son vélo et nous emmena pour une virée dans notre ville. Nous passâmes devant l'école primaire, devant son collège, il me raconta à quel point il était nul en cours, à quel point je lui manquais, que ce n'était pas pareil sans moi.

Je lui demandai si les filles était jolies.

« Personne n'est plus joli que toi Éloïse. »

Le vent sifflait à mes oreilles, réchauffées par ses paroles. Nous étions biens, nous étions amoureux. Que c'était doux d'être un enfant de huit ans.

Le lendemain et les jours suivants les journées s'écoulèrent tranquillement, et les soirées avec mon amoureux étaient les plus merveilleuses de ma vie. Le soir je rentrais me coucher. Maman était souvent absente. Jean m'expliquait qu'elle avait des rendez-vous avec des spécialistes et qu'elle serait un peu moins là dorénavant, mais qu'il s'occuperait bien de nous et qu'il ne fallait pas s'inquiéter. Raphaël ne savait pas non plus ce que voulait dire spécialiste.

Le jour de mes neuf ans, maman me tendit un carton grand comme une table d'écolier, un chiot adorable en sortit. Elle me dit que c'était un boxer dénommé Hector, je l'aimais déjà.

La vie était si belle, rythmée par les baisers de Raphaël, les sourires de Martin et les câlins de maman.

Mais tout bascula.

Un soir maman vint me chercher à l'école, elle ne faisait jamais ça, avec Julia nous rentrions seules depuis le CE1.

« J'ai fini plus tôt le travail, alors j'en ai profité. »

Mais ça sonnait faux, elle était bizarre. Et maman ne finissait jamais le travail plus tôt.

Je n'eus pas le temps de protester, la main ferme et autoritaire de ma mère m'entraînait déjà vers la sortie. Alors que je passais le portail, je croisai le regard de Julia. Sa maman, discutait dans le fond de la cour avec la directrice. Elles semblaient pleurer. Je devais me tromper. Sa maman était une femme méchante qui n'avait pas de cœur. C'est Julia qui me l'avait dit. Derrière elles, une maîtresse tenait son visage dans ses mains.

Son mascara avait taché ses doigts.

Ce soir-là, maman ne m'autorisa pas à retrouver Raphaël. Je crus même la voir essayer de m'empêcher de décrocher le téléphone, pour le prévenir. Mais elle sembla se résigner aussitôt. Elle ne devait pas être dans un bon jour... Depuis qu'elle allait voir des spécialistes, elle n'était plus aussi joyeuse. Jean me demandait d'être patiente, qu'elle retrouverait bientôt son sourire. Je l'observai du coin de l'œil alors que je composai le numéro de Raphaël. Elle parlait à voix basse avec son fiancé et je reconnus mon prénom au moment où la première sonnerie retentit.

À la deuxième, mon ventre se contracta à l'idée d'entendre sa voix. À la troisième, je m'imaginais me faufiler en dehors de la maison, pour le rejoindre en cachette. À la quatrième je me rappelais ses mots doux de sa veille. Et à la cinquième je priais pour qu'il décroche avant que le répondeur ne se déclenche.

Mais Raphaël ne répondit pas ce soir-là.

Et jamais plus il ne répondit.

                                                                            *

             Je me réveillai en sursaut, dégoulinante. Mon cœur se déchirait, une envie de vomir à la gorge...

Les jours qui avaient suivi, aucun des deux garçons n'était revenu à son école et plus personne n'avait eu de nouvelles. J'avais bien essayé de les chercher, mais n'avais trouvé que la porte de chez eux, fermée pendant des semaines. Puis un jour, un homme était venu m'ouvrir pour me dire qu'ils avaient déménagé et j'avais compris. J'avais compris que je ne le reverrais jamais. J'en avais pleuré toutes les nuits, l'estomac traversé par des coups de poignards à chaque fois que j'essayais de me rappeler le doux visage de Raphaël.

Et puis, les années passant, ses traits s'étaient effacés, son souvenir estompé et mes larmes avaient presque séché. Mais je n'avais jamais complètement oublié Raphaël. On n'oublie jamais son premier amour.

L'Origine des MondesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant