Akin avait mal aux pieds.
Ses chaussures n'étaient pas faites pour la marche, d'ailleurs, elles n'étaient faites pour rien du tout, et certainement pas pour lui.
Le chemin de terre ne se différenciait du reste de la plaine que par sa couleur, un brun plus clair. Des fleurs blanches avaient paresseusement poussé sur les côtés en petits bouquets, si fragiles que le simple fait de les regarder les faisait se faner.
Sur sa droite, un lac se mélangeait avec un horizon de montagnes bleues.
Des personnes de petite taille marchaient devant lui. Arrivé presque à leur niveau, il vit que c'étaient des enfants en tenue de travail reprisée, chapeau sur le crâne, portant un brancard sommaire sur lequel un ange était assis. Lui même n'était pas plus grand que ses deux porteurs. Il avait un bandeau sur les yeux.
« Que vous est-il arrivé ? » Demanda-t-il.
Les deux enfants le remarquèrent à peine.
« Je me suis blessé aux yeux, dit l'ange.
– Pour quelle raison ?
– J'ai regardé la réalité en face.
– Ça ne m'étonne pas que ça puisse faire mal.
– Que cherchez-vous ?
– Il paraît qu'il y a un pont pour aller aux Limbes. Je m'y rends.
– Il y a toujours un pont, pour aller, où qu'on veuille aller.
– À ce qu'on dit.
– Et pourquoi voulez-vous aller aux Limbes ?
– Je vais y rechercher des souvenirs. Et vous ?
– Je ne sais pas où je vais. Je ne vois plus rien. »
Akin se retint de mentionner qu'il était tout de même porté par deux gamins, et qu'ils avaient l'air d'avoir des yeux tout à fait fonctionnels.
« Je vais être obligé de vous dépasser, dit-il, je marche un peu plus vite.
– Vous êtes un homme pressé.
– Je ne peux pas laisser ma mémoire s'effacer.
– Votre mémoire ne s'effacera que si vous allez trop vite. Pas le contraire.
– Si vous le dites. En attendant... »
Le pont était une construction hasardeuse, qui s'arrachait au sol pour enjamber le lac. Il était plongé dans le brouillard qui émanait de l'eau pâteuse. Le ciel, moitié invisible, rappelait à Akin celui sous lequel il avait vu l'errance du monstre numérique.
Il marcha longuement, écartant la brume sur son passage, qui se refermait aussitôt derrière lui.
Les planches de bois criaient sous ses pas, et une lanterne suspendue à une poutre verticale émergeait devant lui de temps à autre.
***
Surgissant de nulle part, la créature bondit sur lui et il se sentit projeté en arrière. S'agrippant d'une main à la rambarde du pont, il percuta l'une des poutres, et la lumière diffusée par le brouillard éclaira un visage presque humain arrêté à trente centimètres du sien.
Le Sphinx était aussi gros qu'un lion mais il avait mesuré sa force en s'arc-boutant à lui. Ses griffes étaient encore rétractées et ses pattes puissantes ne faisaient que peser sur le torse d'Akin, alors qu'elles auraient pu le broyer sans peine.
« Il y a un gardien sur chaque chemin que tu empruntes, et chacun te pose une question et un prix. »
La tête de femme le regardait dans les yeux, et il se demandait si ces yeux étaient les mêmes que ceux de Mélodie, qu'il avait monnayés.
« Quelle est ta question, alors ?
– Est-ce que tu l'aimes ?
– Oui. »
La créature retomba au sol.
« Je pourrais planter mes griffes dans ta chair et t'arracher le cœur ; le dévorer, puisqu'il est gorgé de vertus que les autres hommes ont reléguées à de lointains âges passés. Amour, courage, audace, elles n'ont pas résisté au bonheur mielleux dans lequel ils se sont enfermés. »
Le Sphinx gratta le bois du pont avec une de ses griffes, lui arrachant quelques minuscules copeaux.
« Moi aussi, je t'aime, dit-elle en regardant à nouveau Akin.
– Tu es un monstre, dit-il pour se défendre de son regard, en reculant.
– Pourtant, j'ai le cœur et la voix d'une femme. Et je lui ressemble. Je crois bien que je lui ressemble. Qu'est-ce qui pourrait te permettre d'affirmer le contraire ? Tu ne sais plus rien sur elle.
– Je sais encore son nom. »
La tête du Sphinx dodelina un peu, celle d'un monstre ensommeillé.
« Quel est ton prix ? Demanda Akin.
– Tu vas encore me rencontrer une fois. Pour cette fois, il me faut son nom. La prochaine fois, il me faudra tes yeux et ton cœur.
– N'y compte pas, répondit vertement Akin.
– Je fais partie des mille forces qui forment l'univers. Pour ces forces, tu es vulnérable. Tu es le seul vulnérable. Et c'est pourquoi nous en profitons. »
Le Sphinx avança jusqu'à lui et se mit debout, changeant à peine de forme, rapprochant son visage du sien :
« Il ne te reste plus qu'à abandonner au bon moment », conclut-elle.
Puis elle étendit ses deux ailes et s'enfonça dans la brume.
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Le dernier Homme
Historia CortaLe monde des Derniers Hommes n'est plus qu'une ombre. Le Temps, seul maître des lieux, joue comme il veut avec cette réalité dissoute, dans laquelle hommes, dieux et démons se croisent et dérivent. Parmi ces fantômes, peut-être Akin est-il le seul e...