Chapitre 7 (1/2)

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Nous sommes enfin vendredi. Je me suis promené tout l'après-midi dans les rues de Versailles, satisfait des informations qu'Hadrien a récoltées sur internet au cours de cette semaine à Villiers le Mahieu. La menace d'une punition physique l'a contraint à mettre à ma disposition ses connaissances des technologies modernes, en attendant que je trouve son Secteur de la Connaissance.

Pendant toute la semaine l'esprit d'Hadrien m'a disputé la possession de son corps. Lorsqu'il reprend le dessus je dois assister à des crises de lamentation sur sa musique abandonnée et sa carrière ruinée. Il se morfond en ressassant les messages que lui envoient les membres de Golden Century, qui le supplient de revenir. Mais Hadrien ne leur répond pas. Il sait que cela est vain car sitôt que j'aurai repris le contrôle, je réduirai ses efforts à néant. Quoiqu'il en soit, ces manifestations de bons sentiments m'agacent. Après trois jours, j'ai réglé le problème du téléphone en le jetant à la poubelle.

Alors que l'après-midi touche à sa fin, je me dirige vers mon château. Je ressens une excitation presque juvénile à l'idée de le revoir.

Ces années où la vieillesse, la maladie et la goutte affaiblissaient lentement mon organisme sont loin derrière moi. Le souvenir de la fin de mon règne, assombrie par les morts successives de presque tous mes descendants, par l'interminable guerre de succession d'Espagne et par la famine rongeant le royaume, s'estompe dans ma mémoire. La Cour lugubre, ces soupers où personne n'osait briser le silence que j'entretenais, l'extrême piété que Madame de Maintenon m'avait transmise, tout cela avait contribué à laisser la mort prendre le pas sur la vie et à ternir la gloire de mon règne.

Ce temps est révolu. Ce corps me vivifie et me rend ma soif d'action et de grandeur.

Dans la rue, les passants se retournent sur mon passage et me dévisagent. Je suis passé chez Hadrien pour récupérer des vêtements adaptés à l'époque actuelle. Mais aujourd'hui j'ai revêtu mon costume de pourpre, trop chaud pour la saison mais dont je ne me serais départi pour rien au monde. J'entrerai à Versailles comme il sied à un monarque.

Je parcours la place d'armes et apprécie la statue équestre à mon effigie. Par l'entremise d'Hadrien, j'ai appris que le commanditaire en est Louis Philippe, dernier roi des Français, qui a souhaité me rendre hommage. Je dépasse la statue et remonte vers l'entrée de Versailles.

Je jauge les grilles en or tout juste restaurées de l'entrée du château, les cars de visiteurs parqués plus bas, la queue au guichet des billets et les échafaudages installés sur la façade. Je suis satisfait. Trois cent cinquante ans après le début de sa construction, le palais que j'ai imaginé fascine toujours par son faste et son éclat. Versailles continue à faire rayonner la France à travers le monde.

Je résiste à l'envie de pénétrer à l'intérieur. Je brûle de me retrouver à nouveau dans ces salles que j'ai passé tant de temps à concevoir et où j'ai vu défiler une foule de puissants. La galerie des glaces doit être flamboyante sous la lumière de la fin juin.

Mais j'ai une affaire plus pressante à régler. Plus tard je retournerai vivre à Versailles, y installerai ma Cour, et de là je gouvernerai le monde.

Je m'apprête à quitter les lieux. Dans la queue pour les billets, une fillette me pointe du doigt et s'exclame en tirant sa mère par la manche :

— Maman, regarde ! C'est le roi !

La mère me lance un sourire d'excuse, gênée par l'exubérance de la fille. Elle retourne à la contemplation du dos de la personne devant elle, et je perçois l'amusement moqueur d'Hadrien. Mais la fille me regarde toujours en ouvrant des yeux émerveillés. Elle me fait penser à ma petite duchesse de Bourgogne, qui a attendri mes vieilles années. Elle est morte depuis bien longtemps maintenant. La douceur de l'instant se transforme en mélancolie. Mais Versailles m'attendra, je reviendrai.

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