Liako sortit de sa chambre, titubante, la main sur son ventre désespérément vide. Il faut dire que ces derniers jours n'ont pas été faciles. Elle était sûre d'avoir avalé un aliment pas très frais qui l'avait rendu malade. Résultat : elle avait passé ses journées dans la salle de bains à régurgiter tout ce qu'elle avait pu ingérer. Je n'aurais jamais pensé qu'un estomac puisse contenir un tel volume s'était-elle surprise à penser. Le résultat étant qu'à présent, elle était affamée et très faible. Son esprit était embrumé mais elle n'avait qu'une seule idée en tête : manger.
Ses pas la menèrent d'instinct dans le garde-manger, dans le hall principal. Dès qu'elle passa la porte d'entrée, les effluves de nourriture lui sautèrent au nez et calmèrent un peu sa faim. Mais elle dut s'asseoir sur un banc, épuisée. Devant elle, un morceau de pain lui faisait de l'œil. On aurait dit qu'il sortait tout juste du four. La croute était dorée et semblait croustillante et la mie moelleuse. Tentée, Liako tendit le bras pour saisir l'objet de ses convoitises.
Mais une pensée vint la perturber. Elle se rappela qu'à cause de la guerre, tout le monde était rationné, chaque part était calculée au gramme près et répartie équitablement entre les différentes gardes et les réfugiés d'Eel. Elle tenait sans doute dans la main la part d'un guerrier qui a durement travaillé toute la journée ou d'un enfant affamé.
Le dilemme se posa : se sacrifier encore une fois pour le bien de tous ou bien se montrer égoïste une seule et unique fois pour mieux se rétablir par la suite ?
Liako en eut honte mais le choix se fit rapidement dans son esprit. Ses doigts se refermèrent sur le morceau de pain chaud et elle le porta à ses lèvres quand elle perçut un mouvement du coin de l'œil, dans l'ombre. Elle tourna la tête et trouva son chef, Valkyon, à demi dissimulé dans l'ombre. Ils s'observèrent durant un moment qui parut interminable. Le guerrier ne montrait aucune émotion, semblait attendre qu'elle aille au bout de son geste. Il ne montrait aucune intention d'intervenir pour la retenir. Mais Liako pouvait facilement deviner que, dans l'esprit de son supérieur, son jugement avait été rendu et le verdict était sans appel. Coupable .
La jeune femme crut se prendre une claque monumentale. Elle détourna les yeux de Valkyon pour les poser sur le pain qu'elle tenait. Elle pensa à tous les gardiens d'Eel qui sortaient de leur entrainement quotidien. Elle pensa à tous les blessés couchés dans des lits chez des absynthes, bien plus en mauvais état qu'elle, qui se battaient chaque jour pour survivre. Et elle pensa à Mery, cette petite bouille d'ange qui subissait la perte de son père et la déperdition de sa mère. Ce qu'elle tenait dans la main n'était qu'un petit morceau de pain, mais si elle le mangeait, cela montrerait clairement qu'elle se fichait du sort du monde qui l'entourait. Ce qui était totalement faux.
Alors elle reposa le pain à sa place, se leva et, sans un regard pour son supérieur, se dirigea vers la sortie. Elle manque de tituber à nouveau mais se retint à temps. Hors de question de lui faire croire que je veuille l'amadouer pour expliquer mon acte ! J'ai fait assez de bêtises pour aujourd'hui.Durant le diner, Liako avait mastiqué lentement, très lentement et de petites bouchées, pour se donner l'illusion qu'elle avait beaucoup mangé. Cela avait marché sur le coup mais à présent, sur le chemin pour rentrer à sa chambre, son estomac en réclamait encore. Elle passa dans le hall principal sans un regard pour la porte du garde-manger. Elle s'était sentie tellement idiote devant Valkyon que lui non plus, elle le l'avait pas regardé depuis « l'incident ». Elle pouvait encore sentir son regard accusateur sur elle. Elle frissonna et accéléra le pas.
Elle arriva enfin dans son antre. Elle passa le pas de sa porte, la referma et quand elle se retourna, elle trouva deux personnes sur son lit, qui n'étaient d'autre que ces deux amis. Wedrekil et Geyïa semblaient vraiment furieux. Ils avaient les bras croisés et la foudroyaient du regard. Je sens que je vais passer un sal quart d'heure ...-Tu aurais pu nous parler de ton état ! S'emporta Wedrekil avant que Liako n'ait pu ouvrir la bouche.
-Je vous avais prévenu que j'étais malade. C'est la raison pour laquelle j'étais absente ces deux derniers jours. Répondit calmement la jeune femme.
-Mais pas que tu étais sur le point de mourir de faim ! S'écrira la fiancée de Wedrekil. On a vu comment tu mangeais, comment tu marchais ! Tu aurais dut nous prévenir ! On t'aurait donné notre part !
-Et j'aurais refusé. Vous avez tous autant le droit de manger que moi.
-Taratata ! De toute façon, on t'a ramené du pain de nos propres rations alors tu vas le manger sans faire d'histoire ! Dit le jeune homme en sortant deux gros morceaux de pains de son manteau.
-Et si je refuse ? Demanda Liako
-Alors on te boudera. Déclara Geyïa
Sur ces mots, les deux jeune gens se retournèrent et firent dos à Liako. Celle-ci se retint de rire. En vain. Les amis de la jeune femme savaient parfaitement qu'elle refuserait toute aide sous la contrainte. Alors le meilleur moyen qu'elle accepte de manger était de la faire rire. Et ce plan marcha plutôt bien. Obéissante, Liako s'assit sur le lit à côté d'eux et saisit le pain que le jeune homme aux cheveux rouges lui tendait. Elle mangea de bon cœur, riant avec ces deux précieux amis. Je suis vraiment tombée sur des gens exceptionnels.
-Mais dites-moi, c'est quoi ce repas, là ? Demanda Liako en pointant du doigt une ration entière qui attendait sur un plateau, sur sa commode.
-Oh, ça ? On n'en a aucune idée. Il était là quand on est entré dans ta chambre. Déclara Wedrekil.
-Sans doute un ange gardien qui prend soin de toi dans l'ombre, ajouta malicieusement Geyïa.
Liako se leva et examina de plus près la nourriture gracieusement offerte. Sur un minuscule morceau de papier, à moitié dissimulé par l'assiette, on pouvait lire un mot. Idiote. La jeune femme reconnu immédiatement l'écriture. Elle sourit doucement. Malgré le fait qu'il l'avait prise sur le fait, sur le point de voler de la nourriture, il continuait à prendre soin d'elle. Elle se sentit encore plus pitoyable encore mais elle le trouvait absolument adorable. Elle se promit que, une fois ces amis partie, elle irait rendre son repas à son véritable propriétaire. Il fallait bien que Valkyon ait quelque chose dans le ventre s'il voulait superviser l'entrainement de demain.