Aujourd'hui, ça fait six jours. On est samedi, et j'ai passé ma journée à me torturer l'esprit dans tous les sens.
Je suis tombée sur sa page internet, celle de Mag... J'arrive à peine à penser son prénom. Chaque fois, il résonne dans ma tête comme un poison, ça me fait mal.
Elle a un genre de blog sur lequel elle écrit toute sa vie, à croire que les gens peuvent s'y intéresser. Je ne sais pas comment j'ai atterri dessus, je l'ai cherché, sans doute. Je me fais du mal pour rien.
Il y a des photos d'elle, dessus, et des textes ou des phrases avec lesquelles elle exprime ses humeurs et ce qu'il se passe en ce moment dans son existence si parfaite. Un genre de journal intime ouvert, en quelque sorte.
La première phrase que j'ai lue était la suivante : « bon débarras, maintenant c'est mon tour. » Je suis certaine qu'elle parle de moi et d'Antoine.
La deuxième disait : « il est certainement mieux avec moi qu'avec l'autre. »
"L'autre", c'est moi. L'autre, elle a prénom, pauvre fille.
J'ai envie de la pourrir, de l'incendier, de lui faire bouffer son bonheur factice avec des coups de pieds dans la tronche. Comment ai-je pu en arriver là ?On frappe à la porte de ma chambre, trois coups nets qui m'indiquent que c'est ma sœur — on a un code entre nous.
Je ferme quand même la page web sur laquelle j'ai passé la journée et je lui dis d'entrer.
Elle referme la porte derrière elle, puis me tend spontanément une cigarette. Je fronce les sourcils et lui demande :
— En quel honneur ?
Elle en prend une à son tour et m'explique :
— Tu n'es pas très douée pour cacher tes sentiments, sœurette. Je l'ai remarqué depuis lundi. Au début, je pensais que c'était à cause de Lydia, mais il y a autre chose, non ?
J'attrape la cigarette qu'elle me tend et me lève pour ouvrir la fenêtre. Elle allume la sienne et me demande de lui raconter.
Nos parents vont sans doute bientôt rentrer des courses, alors je mets de la musique pour éviter qu'ils nous entendent, si jamais. J'allume ma clope à mon tour, et je lui explique en bref, mais du mieux que je peux.
— C'est Antoine. Il m'a quittée. Il m'a dit "je n'ai pas envie d'être en couple", et deux jours plus tard il se remet déjà avec une autre fille.
Elle répond "hum", comme l'aurait fait un psy.
— Quoi "hum" ?, je demande, légèrement agacée. Si t'es venue pour me dire "hum" ce n'est pas très utile, tu sais.
Elle recrache sa fumée et me répond :
— J'étais juste en train de me dire qu'Antoine est un gros con.
— Oui, ça je le sais aussi.
— Depuis le début, je veux dire., elle précise. Tu sais très bien ce que je pensais de ta relation avec lui. Je ne l'aimais pas. C'est mieux pour toi que vous ayez rompu.
— Mais moi je l'aime !, je proteste.
— Tu es sûre de ça ?
Elle écrase son mégot dans un cendrier de fortune placé au bord de la fenêtre. Je la regarde, perplexe, avant d'allumer une bougie parfumée pour tenter de chasser l'odeur de tabac froid qui s'est installée dans ma chambre. Je tire ma dernière latte, et j'écrase mon mégot à mon tour.
— Oui je suis sûre., j'affirme. T'en as de ces questions, parfois....
— Pourtant, ce que tu voudrais, c'est qu'il soit avec toi plutôt qu'avec elle.
Question rhétorique. Son ton n'était même pas interrogateur. Je confirme :
— Ben, oui, c'est logique. C'est avec moi qu'il devrait être, pas avec elle.
Elle secoue doucement la tête de gauche à droite en fermant les yeux. Ses boucles brunes se balancent de chaque côté de son visage de poupée.
— Tu sais Aline., commence-t-elle calmement. Tout ça, c'est juste une question d'égo. La réaction que tu as est égoïste.
Je fronce les sourcils.
— Quoi ?
Elle plonge ses yeux dans les miens et poursuit :
— L'amour, c'est aussi vouloir le bonheur de l'autre, même si ce bonheur doit se faire avec quelqu'un d'autre que toi, et même si la situation fait un mal de chien. Tu ne t'es pas dit à un seul instant que les choses étaient mieux comme ça, et que tu devais tout simplement lâcher prise ?
Mon cœur se fige dans ma poitrine, mon corps fait un léger bond sur lui-même.
— T'es en train de me dire qu'il est mieux avec elle qu'avec moi, c'est ça ?
Elle secoue une nouvelle fois la tête.
— Ce n'est pas ce que j'ai dit.
— Mais tu l'as insinué.
Elle me regarde d'un air tendre et compatissant, mais il n'y a aucune pitié dans ses yeux. Je dirais même que la façon dont elle me fixe m'apaise. Toujours avec le même calme déconcertant, elle poursuit :
— Ce que tu ressens est normal, ça ne fait jamais plaisir de se faire quitter, surtout si c'est pour quelqu'un d'autre ; mais là, tu t'es placée en situation de compétition, tu as réduit Antoine à l'état de trophée à obtenir, et l'autre fille n'est rien d'autre qu'un ennemi à abattre : c'est ton égo qui parle. C'est lui qui est vexé de se faire rétrograder au second plan, de voir une autre personne prendre la place qu'Antoine t'avait attribuée, c'est lui qui provoque cette réaction. Pas l'amour. L'égo dit : "c'est moi qu'il aime, c'est moi qu'il devrait aimer, c'est avec moi qu'il devrait être, pas avec l'autre fille, et je vais tout faire pour reconquérir le cœur de ce garçon." L'amour, lui, il souhaite simplement à l'autre d'être heureux.
— Au détriment de mon propre bonheur ?
— Encore une réaction égoïste.
— J'ai l'impression que tu me fais de la psychanalyse de comptoir, Élodie.
Un sourire rieur déforme ses lèvres roses. Au loin, j'entends la voiture de nos parents qui se gare dans l'allée. Élodie n'y fait pas attention et continue :
— Pose-toi cette question, Aline : préfères-tu qu'il soit malheureux avec toi, ou heureux avec quelqu'un d'autre ?
— Je préfère qu'il soit avec moi., je réponds du tac au tac.
— Donc tu ne l'aimes pas., affirme-t-elle.
Une question me triture alors l'esprit, douloureuse sensation qui vient ronger doucement chaque partie de mon être. Je ne peux pas m'empêcher de l'exprimer à haute voix :
— Mais, s'il n'est pas bien avec moi, s'il m'a quittée pour elle, ça signifie que je ne suis pas capable de le rendre heureux ?
Élodie nie de la tête, encore une fois.
— Ces choses-là ne dépendent pas uniquement de toi. Certaines personnes sont heureuses grâce à toi, d'autres n'y font pas attention, mais tu n'y es pour rien.
Je baisse les yeux sur le sol, comme si j'étais fatiguée de la regarder. D'une voix faible, je souffle :
— Pourtant, j'ai tout fait...
Je relève mon regard, je la vois hausser les épaules. Elle me répète que je n'y suis pour rien, qu'une autre personne sera certainement contente de prendre la place d'Antoine, un jour, et que je ne dois pas me blâmer pour une chose dont je ne suis pas responsable. Elle conclut :
— Vous n'étiez pas faits pour rester ensemble, voilà tout.
Je me pince la lèvre et j'ajoute :
— Peut-être que je ne le méritais pas...
Élodie pose alors ses deux mains sur mes épaules, elle me fixe droit dans les yeux, et, d'un ton quelque peu autoritaire, elle corrige :
— La question à se poser n'est pas "est-ce que je suis assez bien pour lui ?" mais "est-ce que lui est assez bien pour moi ?".
Je soupire. J'ignore comment répondre à cette question. Elle lâche mes épaules et prend un air encore plus sérieux.
— Aline, essaye de prendre du recul et de relativiser., ordonne-t-elle doucement.
Je m'exécute, ou du moins j'essaye. Elle poursuit :
— Maintenant, cite-moi un seul moment, pendant toute la durée de votre relation, où tu t'es sentie réellement heureuse avec lui.
Je balaye mes yeux de gauche à droite pour tenter de réfléchir, et en fin de compte, je suis incapable de lui donner le moindre exemple.
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Sublime
Short StoryMag, Maggie, Magdalena... Je la déteste, je l'exècre, je la hais. Je devrais.