03. Sombrer

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Ça fait trois semaines

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Ça fait trois semaines.
Aujourd'hui c'est Noël et mieux encore : je suis en vacances. Je ne supporte plus de les voir tous les jours se tenir par la main, se dévorer des yeux et s'embrasser à chaque coin de couloir ; je respire.
Et pourtant, j'ai l'impression de me noyer.

J'ai passé la quasi-totalité de mes vacances à espionner sa page web, à constater, grâce à ses phrases à la con et ses photos, qu'elle file le bonheur parfait avec mon mec.
Élodie a peut-être raison, c'est peut-être seulement une question d'égo, mais je ne peux m'y résoudre. Je n'arrive pas à faire comme si cela ne me touchait pas, comme si j'étais juste contente pour lui et pour elle qu'ils se soient trouvés.
Sûrement pas.
Surtout pas pour elle.

On menait notre petite vie tranquille dans notre petit lycée, tout allait bien, et il a fallu qu'elle débarque. Elle avait passé le début de son existence dans une autre ville, ses deux premières années de lycée dans un établissement à quatre cent cinquante kilomètres du nôtre, et voilà qu'elle déménageait et qu'elle se retrouvait là.
Parmi toutes les villes de France, il avait fallu qu'elle atterrisse ici, et parmi tous les lycées de la ville, il avait fallu qu'elle intègre le mien.
C'est quoi ça, le destin ? Je crois qu'il fait mal son boulot.
Parce que si elle n'avait jamais déménagé, elle n'aurait jamais dû changer de lycée, et si elle n'avait pas changé d'établissement scolaire, Antoine ne l'aurait jamais rencontrée.
Et s'il ne l'avait pas rencontrée, il serait encore avec moi, à l'heure qu'il est.
Il serait là, assit à notre table, à côté de moi, entre mes cousins de six ans qui chahutent et ma grand-mère qui peine à régler son sonotone sur la bonne fréquence. Mais il n'est pas là, parce qu'il est avec elle, et ça me fait si mal parce qu'à Noël dernier, on s'était promis de passer le prochain ensemble.
Comment peut-on ne pas tenir ses promesses ?

Ma mère attire mon attention en appelant doucement mon prénom, je relève la tête vers elle.
— Mange, Aline., demande-t-elle gentiment.
Je fixe le contenu de mon assiette : j'ai à peine touché à ma dinde.
Je n'ai pas faim. Ça fait des semaines que je n'ai plus l'appétit, j'ai perdu du poids à une vitesse affolante.
Je suis maigre, trop maigre, j'ai les joues qui se creusent, les traits fatigués. Élodie m'a fait la remarque quand elle m'a vue essayer ma robe. Elle n'a pas pris de pincettes et m'a annoncé de but en blanc : « Bon Dieu Aline, mais où sont passé tes formes !? » Elle a raison. Ce n'est pas comme ça que je pourrais reconquérir le cœur d'Antoine, ni même le cœur de n'importe qui d'ailleurs.
Avant qu'on ne passe à table, elle a aussi précisé que si Antoine ne m'avait pas quittée pour Magdalena, il l'aurait fait pour une autre fille, de toute façon. Merci du soutien.

Je n'ai pas tenté de reprendre contact avec Lydia. Elle peut aller se faire foutre, bien cordialement. Ce n'est certainement pas à moi de faire le premier pas après ce qu'il s'est passé. Et puis, j'ai d'autres préoccupations. Des préoccupations pas saines du tout, c'est certain, mais ce sont des préoccupations quand même.

Je découpe un morceau de viande et le porte à ma bouche, pour faire plaisir à ma mère, mais rien ne semble trouver grâce à mes yeux. La peine a déjà rempli tout mon corps. Alors, je prétexte :
— Je garde de la place pour le dessert, je ne voudrais pas me gaver au risque de me rendre malade.
Elle approuve avec un sourire et me demande quand même de manger au moins un peu de mes légumes.
C'est un mensonge à moitié vrai, je serais sûrement plus encline à manger de la bûche. Après tout, le sucre adoucit les cœurs, paraît-il.

Il est à peine minuit, mes cousins sont trop impatients d'ouvrir leurs cadeaux, alors ils se ruent sous le sapin. J'observe mon assiette vide, je n'ai pas résisté à la bûche, mais ma part était mince. J'ai bien envie de manger des sablés à la cannelle, accompagnés d'un thé ou d'un café : c'est mon faible.
J'aide ma mère à débarrasser la table. J'aime cette ambiance familiale, cet amour, le bruit d'excitation de mes cousins quand ils découvrent leurs cadeaux, les rires de mon père et de ma grand-mère après qu'ils se soient raconté une blague vaseuse, et l'odeur des épices qui embaume toute la maison...
Pendant un bref instant, je m'aperçois que je n'ai pas pensé à Antoine ni à Magdalena.
Magdalena. Quel prénom à la con.

Les thés et autres boissons chaudes sont servis, des gâteaux et du pain d'épice sont disposés au centre de la table pour les accompagner. J'en attrape un et le porte à ma bouche.
Mes cousins sont épuisés, fatigués de l'excitation et de l'impatience dont ils ont fait preuve toute la soirée. L'adrénaline de la découverte est retombée, ma tante les assoit dans le canapé, un plaid posé sur leurs frêles épaules, et lance un film d'animation sur la télé.
Je les envie. Ils ont l'air si paisibles, si captivés par l'écran, sans que le moindre souci vienne embrumer leurs esprits.
Je souris et ouvre mon cadeau : j'ai reçu une tablette graphique.
Je remercie mes parents et les embrasse. Je suis impatiente de l'essayer.

Il est maintenant presque une heure du matin.
Mon oncle, ma tante et mes cousins sont partis, ma grand-mère dort dans la chambre d'amis au rez-de-chaussée.
Je suis montée dans ma chambre, et j'ai branché ma tablette à l'ordinateur pour la tester tout de suite.
Le temps que le logiciel d'installation charge, je n'ai pas pu m'empêcher de regarder son blog.
L'adresse est dans mes favoris.

Et me voilà là, à observer l'univers de cette fille via une interface web, à fouiller dans ses archives pour tenter de trouver je ne sais quoi, et à regarder un nombre incalculable de photos d'elle, prises sous tous les angles possibles et inimaginables.
Et ça me tue de penser ce à quoi je pense maintenant.

SublimeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant