Chapitre 41 « Tu l'as tuée »

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La cité de Légias était telle que décrite dans les contes : imaginée avec soin, impossible à visualiser. 

Derrière les murailles se dissimulaient une ville gigantesque, dont les bâtiments s'engouffraient dans le sol, grimpaient aux arbres, qui avaient pris possession de l'île. Les allées de pierre formaient des vagues, certains passages étaient brisés, d'autres se mêlaient aux racines imposantes qui régnaient en mettre sur cette terre. Des rouages métalliques permettaient aux bâtiments de rester intacts. Tous ne s'arrêtaient jamais de tourner, le bruit devenait incessant, un perpétuel son d'épées s'entre-choquantes. Des câbles en fer et des cordes reliaient les édifices entre eux, dispositifs qui avaient pour mission de les maintenir au même endroit. 

Car Légias n'était pas seulement impressionnante architecturalement. C'était une cité vivante. Littéralement. 

Les arbres semblaient respirés, parfois pris de secousse ou d'un hoquet tenace. La terre vibrait à chaque instant. Marcher sur cette île, c'était comme se balader sur le torse de quelqu'un. 

La cité n'était pas uniquement l'objet de l'attention. Les habitants de l'île participaient à cette alchimie. Ils volaient entre les larges troncs, se promenaient sur les pavés sans tenir compte de l'inconstance du terrain, ils manipulaient les objets par la pensée. Tous paraissaient exceptionnels. 

Kotoa était la seule qui portait une armure dorée. Les habitants portaient, tous sans exception, une armure argentée, embuée par le brouillard, brillante grâce aux rayons qui transperçaient la pluie fine. Ces citoyens donnaient tous l'air d'être des experts en combat. 

Dahlia avançait dans les rues et suivait à la trace Kotoa, sans néanmoins perdre un seul détail. 

Après avoir marché dix bonnes minutes, ils tombèrent sur une fontaine qui offrait un aspect fondu, détérioré, inondé par la mousse et investit d'eau claire. Sur les rebords en pierre, des têtes avaient été sculptées, marquées à jamais dans l'histoire. 

La première était celle d'une femme, avec un nez en trompette, des yeux fins malicieux et des cheveux ébouriffés qui encadraient à la perfection son visage rondelet. 

  – Qui sont-ils ? demanda Dahlia. 

Kotoa s'avança et posa délicatement sa main sur la pierre froide, caressant le visage de la dame de pierre. Elle regarda les autres visages avec une expression nostalgique. 

  – Ce sont des visiteurs qui ont contribué à rendre Légias meilleure. Elle, c'est femme Sarah cœur-de-bois. Elle a été mon maître d'armes et celui de beaucoup d'entre nous pendant des années. Elle représente notre déesse guerrière. Celle qui nous donne la force de résister à l'envahisseur. 

Kotoa se dirigea vers le second visage. Un vieillard à l'allure vénérable, noble. 

  – Il s'agit d'homme Hyke main-de-fer, il a édité des lois favorables à notre développement et à la protection de nos citoyens. Il représente notre justice. 

Ainsi, Kotoa chevelure-embrasée présenta chaque visage, avec un attachement pour certains, de l'indifférence pour d'autres. Enfin, elle arriva au dernier, le plus imposant et entouré par des pépites d'or. Une jeune femme à l'allure vivace, au regard joyeux. Elle dégageait quelque chose qui mettait directement à l'aise, qui apaisait. 

Dahlia resta plongée dans son regard pendant quelques instants. 

  – Femme Xelindra sourire-d'acier, dit Kotoa sur un ton plus solennel. Elle a été Gardienne pendant près de vingt ans. Ces années ont été signe de prospérité. Même sous le joug de Gudiea, elle arrivait à créer du bonheur chez nous, une forme de liberté que nous ne nous étions jamais autorisé. Puis, lorsqu'elle eut 30 lunes, elle décida de quitter sa patrie pour partager sa vie avec un homme. Quelques années plus tard, elle est morte en donnant la vie. Elle reste notre symbole de paix, d'espérance et de liberté. Celle qui a façonné l'indépendance que nous avons acquise aujourd'hui. 

  – C'est fort, susurra Stephen en observant le visage. 

  – Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Nathan. 

  – Tu ne trouves pas qu'elle ressemble à Dahlia ? 

Les deux frères se penchèrent sur la figure de pierre, l'air dubitatif, puis se tournèrent vers Dahlia, qui fronçait les sourcils. 

  – Homme Ash faiseur-d'espoir avait le même discours à propos de son amie femme Dahlia porteuse-de-voix, affirma Kotoa. 

  – Vous connaissiez Ash ? s'écria presque Stephen. 

  – C'était un habitué, répondit Dahlia à la place de la Gardienne. 

Le ton froid et monotone de la jeune fille installa une atmosphère de deuil. 

Dahlia caressa la statue du bout des doigts avec un air d'infinie tristesse. Une expression qu'elle ne s'autorisait pas en public mais qui, pour le moment, n'était pas sa priorité. 

  – Xelindra sourire-d'acier, ça te va bien, chuchota-t-elle. 

Devant les airs d'incompréhension de ses amis, elle explosa en larmes. Ce n'était pas de la peine, pas totalement. Juste un sentiment d'abandon qui refaisait surface. Une pression qui lui broyait les côtes, qui brouillait sa vue et compressait son cœur. Dahlia avait mal. Ça lui donnait envie de vomir, de tout laisser tomber. 

Tous les souvenirs de Renegarde lui plantaient des aiguilles dans la chair et, devant ce visage impassible en pierre, elle voulut tout décharger. Tous ce qu'elle avait subi pendant ces quelques mois qui lui avaient paru une éternité. 

Dahlia avait été forte. Elle l'avait été. Elle n'avait pas laissé ses nerfs prendre le dessus, elle avait enterré ses larmes, serré les dents lorsque venait sa punition quotidienne. Elle avait fait saigner ses paumes avec ses ongles pour supporter la douleur des coups, des reproches, des pressions psychologiques, des viols. 

Elle avait tout enduré. 

Mais, une fois qu'on était brisé, cassé, tordu, que notre esprit n'était plus que la miette d'un pain broyé, l'étoile morte d'une galaxie lointaine, l'abysse d'un océan de cauchemars, l'espoir n'était plus permis. Plus rien ne pouvait avoir de sens à part la vengeance, méditée soigneusement, méticuleusement. Plus rien ne pouvait sauver son âme, déjà abandonnée dans l'espace des rejetés. 

Le souvenir le plus douloureux était apparu dans son esprit en flèche. Ce matin où son père l'avait frappé sévèrement, parce qu'elle se plaignait de ne pas avoir de mère pour la choyer, comme les autres enfants. Ce matin où, excédé, son père l'avait pointé du doigt. 

Tu es la cause de tout ça ... Elle est morte pour toi. Elle est morte en te donnant la vie ... Tout est de ta faute ... Tu l'as tuée ... Si seulement tu n'étais pas née. Tu n'es qu'un poids. 

Évidement, elle avait pleuré ce jour-là. Et Ash était venu la réconforter, lui rappelant que, pour lui,  il n'y avait rien d'autre qu'elle qui comptait, qu'elle serait à jamais le soleil de sa vie. 

Puis, Ash partit également. Sans laisser de trace. Seulement un petit mot, un dernier mot. Et le souffle de son être disparaissait. Il n'était plus qu'un souvenir dorénavant. Rien qu'un souvenir qui ne voulait pas s'effacer et qui lacérait son cœur en pièces. 

Une main tendre vint caresser son dos. 

Dahlia se tourna violemment, repoussant cet intrus qui entrait dans son espace de liberté. Guoy lui sourit avec confiance. 

  – J'ai connu ta mère, Xelindra, dit-il, serein. Elle était pleine de vie, de joie, et l'idée d'avoir un enfant l'effrayait. Elle n'avait aucunement peur de mourir lors de l'accouchement, ce n'était pas cela qui la terrifiait, c'était de te voir grandir, et d'arriver à être une bonne mère. Je suis sûr qu'elle ne regrette pas un seul instant d'être morte pour toi. 

Les yeux embués de larmes, Dahlia se jeta dans les bras de Guoy, qui la serra contre lui. 

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