PROLOGUE

34 1 2
                                    

   Jean-Marie Leblanc avait convoqué ses journalistes en salle de conférence, au deuxième étage du journal L'Equipe. Les virtuoses de la prose sportive, flanqués de quelques novices, attendaient l'arrivée du directeur.

Alain de Martignac sortit une photo, la montra à son voisin. Des supporteurs de l'OM brandissaient des écharpes bardées de lettres bleu azur. L'un des slogans crachait une haine imbécile : « PARIS A FEU ET A SANG, DANS L'ESPRIT DE CASSER, DETRUISONS LE PSG ». Au milieu des hooligans, une mémé marseillaise souriait d'aise, en intime communion avec les lionceaux. Denis Chaumier dit qu'on ne pouvait passer la photo, ça ne ferait qu'attiser les passions entre les deux clubs. Martignac répliqua qu'il fallait au contraire stigmatiser cette violence de langage. Chaumier haussa les épaules tandis qu'un ramdam de forts en gueule envahissait la ruche des journalistes. Guy Roger et Philippe Bouvet parlaient de Paris-Roubaix, enthousiastes à l'idée de se retrouver bientôt en Enfer du Nord dans la roue des Flamands et autres favoris. Philippe Bouin et Denis Lalanne soupesaient les chances de Leconte aux Internationaux de France de tennis. Patrick Boutroux leur avoua qu'il adorait photographier les jambes de Marie-Jo Pérec. Quant à Jean-Marc Pochat, il préférait les culottes de dentelles de Monica Seles.

Adrien Adriaenssens était assis au fond de la salle, apparemment plongé dans la lecture d'une note de service. Il était nouveau dans le métier et ses vingt-deux ans n'intéressaient guère les barons du journal.

Soudain les bouches se figèrent. Leblanc était arrivé. Il ne crut pas devoir justifier son retard :

- Messieurs, je vous ai convoqués afin que nous préparions ensemble la couverture du Tour de France 1991. A trois mois du départ, il est urgent de nous répartir les tâches. Les anciens reprendront leurs rubriques : Bouvet racontera les faits de course, Roger nous servira sa potinière, Montaignac, dans sa chronique, s'efforcera de nous faire croire que Blondin n'est pas tout à fait mort. Il me faudra quelques renforts pour les interviews...

Le directeur hésita un instant, toussota, poursuivit son discours :

- Je ne veux pas vous cacher ma crainte de voir Greg LeMond et les cracks étrangers renouveler leur festival de l'été 90. Ce n'est pas cette année qu'un Français succédera à Bernard Hinault. Pour vendre du papier dans l'Hexagone, il va falloir faire preuve d'imagination, d'autant que les télés nous devancent dans le traitement de l'info. Que peut-on encore écrire d'original quand ANTENNE 2 a déjà tout montré et tout analysé lors de ses directs ? Nos lecteurs se plaignent de ne trouver dans leur gazette que de la baguette rassise.

Leblanc s'arrêta pour s'essuyer le front. Il interrogea ses journalistes du regard, ne perçut que gêne et embarras mais continua son exposé :

- Pour flatter la fibre patriotique des Français, je ne vois qu'une solution, celle de rappeler les exploits de nos champions d'autrefois. La nostalgie agira comme un baume sur les désillusions du présent.

Martignac murmura à l'oreille de Chaumier qu'en matière de pain rassis, les Français allaient être servis. Leblanc réclama des candidats pour aller questionner les champions. Personne ne leva la main. On n'appréciait guère le projet du patron et déjà des sourires moqueurs égayaient les figures.

- M'sieur, j'accepte ce boulot, dit une voix au fond de la salle.

Tous les journalistes se retournèrent pour débusquer le volontaire. Adrien Adriaenssens rougit mais il maintint l'index levé.

- Bravo, mon jeune ami, rejoignez-moi de suite dans mon bureau.

Le patron, satisfait, leva la séance. On alla remercier Adrien pour son sens du sacrifice. Non, vraiment, on préférait la sueur des athlètes en activité aux discours de ces baratineurs d'un autre âge. Adrien serra les mains tendues puis se rendit au rendez-vous de Leblanc. La porte était ouverte. Le directeur, assis derrière son bureau, attendait son pigeon voyageur. Sur le mur, le portrait du légendaire Henri Desgrange, fondateur du journal L'Auto et inventeur du Tour de France cycliste. L'entretien fut cordial. Leblanc se réjouit du dynamisme d'Adrien, l'invita à lui préparer vingt portraits d'anciennes gloires...

1919 LE TOUR DE FRANCE FANTÔMEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant