La présentation de lord Mailbrown

511 64 22
                                    


Cynthia s'adossa contre le mur avec un soupir de bonheur. De l'angle où elle se trouvait, il lui suffisait de soulever légèrement le voilage pour bénéficier d'une vue parfaite sur la cour. Elle ne cherchait pas vraiment à se cacher, mais sa mère lui avait mille fois fait la leçon en lui expliquant qu'une lady ne s'affichait pas directement derrière une fenêtre pour observer ce qui se passait à l'extérieur. Elle venait d'apercevoir Sanjit et elle ne résistait pas à la tentation de l'épier alors qu'il foulait le pavage. Nalesh l'attendait devant la grande entrée, sur le haut du perron.

En posant le pied sur la première marche, le jeune homme leva brusquement les yeux dans sa direction, comme s'il sentait son regard fixé sur lui. Cynthia ne recula pas. Reconnaissant sa silhouette, il eut un franc sourire qui rendit la jeune fille à la fois joyeuse et étrangement chamboulée. Le cœur battant, elle osa se décoller du mur pour appuyer son front contre la vitre. Ainsi, elle pourrait encore mieux le voir.

Comme Sanjit le lui avait demandé, elle n'avait parlé à personne de sa mésaventure. Pour la première fois de sa vie, elle taisait une chose grave à ses parents sans éprouver aucun sentiment de culpabilité. Son secret ne pénalisait personne. Et si la possibilité de rencontrer plus souvent le chauffeur en dépendait, alors elle scellerait cet incident à jamais dans son cœur. Ce qui lui rappelait que cela faisait maintenant trois jours qu'il l'avait sauvée du serpent, et qu'elle n'avait toujours pas eu l'occasion de l'approcher de nouveau.

Elle aurait aimé le prendre par la main et l'entraîner à l'intérieur de la maison, pour boire un verre de limonade ou grignoter un gâteau, comme cela lui arrivait en Angleterre avec Sally. Toutefois elle se rendait bien compte que, contrairement à son amie du Devonshire, il existait une barrière invisible entre eux. Sa mère le lui avait expliqué des centaines de fois. Certaines choses se faisaient, et d'autres pas. La mise en garde de Sanjit la rappelait à l'ordre.

Développer un lien trop amical avec le jeune Indien semblait appartenir aux interdits. Et cela lui paraissait stupide. Où se trouvait l'intérêt de choisir ses relations en fonction du rang des personnes et non pas de leur valeur humaine ? Sanjit était gentil, il effectuait tout ce qu'on lui demandait avec soin et il ne se moquait jamais d'elle. Et puis, il était aussi très plaisant à regarder. Sans qu'elle sût exactement pourquoi, cette dernière pensée la fit rougir et elle relâcha le rideau.

Dehors, Sanjit parlait avec Nalesh. Elle était heureuse que le majordome le retînt pour profiter davantage de sa présence. Avec une insistance dont elle ne mesurait pas l'inconvenance, elle le détailla.

Plutôt grand, Sanjit la dépassait d'une bonne tête. Bien que relativement mince, elle avait pu apprécier la fermeté de son torse et le rempart rassurant formé par ses larges épaules lorsqu'elle s'était serrée contre lui. Il possédait de belles mains, auxquelles il semblait accorder une attention particulière. Elle avait testé la douceur de leurs paumes quand il l'avait aidée à monter en voiture quelques jours plus tôt, et elle avait aussi remarqué qu'il portait des ongles longs comme ceux de certaines femmes.

Les lignes de son visage à l'ossature carrée réunissaient un mélange de finesse et de force, qui composait une expression à la fois douce et déterminée. La profondeur de ses yeux noirs bordés de grands cils incitait à la confiance, et la texture épaisse et lisse de sa courte chevelure de jais donnait souvent à Cynthia l'envie de passer ses doigts dedans. Quant à la couleur de sa peau hâlée, elle lui rappelait celle du caramel doré, et l'idée saugrenue d'imaginer qu'elle en avait également le goût la traversait parfois. Autant d'impressions qui la laissaient tout alanguie lorsqu'elle pensait trop longtemps à lui.

Sans doute dérangé par ce regard soutenu, Sanjit releva la tête dans sa direction pour la seconde fois. Aussitôt, la jeune fille lâcha le rideau et recula en rougissant. Elle ne savait pas vraiment ce qui lui arrivait. Elle se mordillait nerveusement les lèvres tandis que son cœur s'emballait. Il fallait qu'elle échappât à cette douce torture, sous peine de ne plus pouvoir la dissimuler.

Le Tigre de la destinéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant