Arrivée en Inde

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— Oh ! père. C'est absolument magnifique !

Lord Beltran couva son enfant d'un regard attendri. Tel un papillon passant de fleur en fleur, Cynthia virevoltait dans le salon. Rien n'était trop insignifiant pour échapper à son enthousiasme. La corbeille de fruits en raphia et les coussins de velours prune attiraient autant son attention que les meubles en bois rare, le secrétaire incrusté de corail ou les grands vases peints d'animaux fabuleux. Depuis le matin, la jeune fille s'extasiait, battait des mains, poussait des petits cris de joie. Arrivée la veille au soir, trop tard pour visiter le palais, elle rattrapait sa frustration en parcourant chaque pièce de la vaste demeure sans manifester la moindre lassitude.

— Et les jardins ressemblent à ceux d'un conte de fées, ajouta-t-elle avec une expression émerveillée.

Heureuse de sa nouvelle découverte, elle tourbillonna dans une envolée de mousseline bleu ciel pour passer devant le bureau de son père avant de se poster en face de la porte-fenêtre ouverte. Caressant des yeux les multiples massifs parfumés qui fleurissaient à l'extérieur, elle se mua quelques instants en une personne souriante, mais également contemplative. Elle affichait soudain la retenue qu'on attendait d'une demoiselle de dix-huit ans.

Lord Beltran étouffa un soupir. Il aurait tant aimé que sa fille canalisât mieux son débordement d'énergie et se montrât ainsi de façon ordinaire. Qu'elle se comportât en lady.

Cynthia était son unique enfant. Il la chérissait et désirait la protéger. Cependant, il luttait mal contre une pointe de déception de ne pouvoir la présenter à la bonne société. Ses cousines disaient d'elle qu'elle ressemblait à un petit sucre candi. Il était vrai que son humeur accorte et son manque de convoitise, joint à la fraîcheur dénuée de fourberie de son esprit, comblaient en général les adeptes de relations sans complications. Néanmoins, ce n'était pas ce genre de traits de caractère qui lui permettrait de faire un bon mariage. Le charme d'une femme enfant avait des limites. Des limites que mesurait fort bien lord Beltran, qui l'avaient longtemps navré dans ses projets pour établir sa fille. Tout au moins, jusqu'à ce qu'il prît un avis éclairé.

Un peu avant son départ d'Angleterre, il avait profité d'une absence de la mère de Cynthia pour montrer la jeune fille à un ami médecin. Il avait autorisé celui-ci à l'interroger sur divers sujets, et à l'examiner sous toutes les coutures. La conclusion du praticien l'avait soulagé, tout en égratignant une nouvelle fois son orgueil. Cynthia était juste un peu simplette. Elle ne serait jamais capable d'administrer un domaine ou de se comporter en parfaite maîtresse de maison, mais objectivement, rien ne lui interdisait le mariage et encore moins de procréer une ribambelle d'enfants. Physiquement, elle était parfaitement constituée, et qui plus est c'était une fort jolie femme. Il ne restait plus qu'à lui trouver un parti adapté.

En observant sa fille, lord Beltran se disait que dans un sens, elle représentait presque l'épouse idéale. Son mari n'aurait aucun mal à lui imposer sa volonté et il éviterait sans doute le souci de certaines discussions aussi désagréables qu'interminables dans son ménage. Personnellement, il adorait sa moitié, mais ses façons de suffragette le fatiguaient parfois. Il y avait d'ailleurs fort à parier que cette dernière allait se rebiffer dès qu'elle connaîtrait ses projets.

Pestant intérieurement contre le vent de libéralisme qui soufflait sur la gent féminine en ce début de nouveau siècle, il en vint presque à regretter le règne, pourtant austère, de la reine Victoria. Décédée trois ans auparavant, en 1901, la souveraine avait emporté avec elle ce qu'il jugeait comme une saine manière de vivre. Depuis, une sorte de révolte sournoise s'orchestrait contre un ordre patriarcal bien établi et parfaitement justifié selon lui. Toutes ces revendications féministes le dépassaient et l'agaçaient considérablement. Sans compter qu'elles tournaient la tête à des femmes de la meilleure société, dont la sienne, pour son plus grand embarras.

L'entrée de lady Beltran dans la pièce interrompit le cours de ses réflexions moroses. À plus de quarante-cinq ans, c'était toujours une femme superbe. Grande, mince, la taille bien prise dans une de ces robes étroitement corsetées à la dernière mode, elle conservait ce port de tête altier qui l'avait tant séduit vingt ans plus tôt. Cynthia avait hérité de sa blondeur, de sa peau pâle et du bleu de ses yeux, tandis qu'il lui léguait sa stature plus petite et ses quelques rondeurs.

Un doigt rectifiant inconsciemment le pli de sa moustache grisonnante, lord Beltran dédia à son épouse un sourire accueillant. Il avait beau savoir qu'il lui livrerait bataille prochainement, il ne pouvait nier le plaisir qu'il éprouvait à la revoir. Alors qu'il consolidait son installation en Inde, les deux femmes étaient restées en Angleterre, et leur absence lui avait pesé.

Toujours près de la fenêtre, Cynthia se retourna. Apercevant la nouvelle arrivante, son visage s'illumina.

— Maman, je suis si heureuse que nous nous installions ici, s'écria-t-elle en se précipitant dans les bras de lady Beltran.

Le froncement de sourcils contrarié de son conjoint incita Élisabeth à corriger sa fille.

— Appelle-moi mère, ma chérie. Cela convient beaucoup mieux que maman. Tu n'es plus une enfant.

— Oui, mam... Oui, mère, se reprit cette dernière, avec une évidente difficulté.

— C'est bien, mon ange, la conforta lady Beltran.

Le regard pétillant de plaisir, la jeune fille demeurait dans son giron, et sa mère déposa un baiser sonore sur sa joue.

— Élisabeth, la rabroua son époux en levant les yeux au ciel.

— Je crois que ton père n'apprécie pas notre jeu, constata lady Beltran, en adressant un air moqueur à celui-ci.

Effleurant le visage de sa fille d'une caresse, elle n'en repoussa pas moins celle-ci avec gentillesse. Elle ne désirait pas se fâcher avec son mari si tôt après leurs retrouvailles. Et puis, il n'était pas sain qu'elle le contredît ainsi devant Cynthia. Cette dernière restait enfantine par certains côtés, mais contrairement à beaucoup, lady Beltran était persuadée qu'elle n'était pas sotte et que ce genre de réparties l'atteignait. Elle comprenait aussi parfaitement le désir de son époux de voir leur enfant se comporter de façon plus adulte. Ces derniers mois avaient achevé la transformation de leur petite fille en demoiselle, modelant sa silhouette de courbes gracieuses et affinant encore les traits déjà plaisants de sa figure. Mais ce n'était pas une raison pour la bousculer si rapidement dans ses habitudes.

Parfaitement consciente de la tension qui régnait soudain entre ses parents, Cynthia opta pour une solution de repli.

— Puis-je aller visiter le jardin ?

— Bien sûr, mon ange, lui permit aussitôt sa mère.

Sans attendre davantage, la jeune fille se précipita à l'extérieur pour dévaler les trois marches de l'escalier en grès rose qui la séparaient de la végétation. Elle avait hâte de retrouver l'insouciance qui la guidait un peu plus tôt.

Le Tigre de la destinéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant