1.Gaya

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Je n'ai pas le droit d'être là.

Ces terres sont interdites ; trop proches des Ruines de Qeleck.

Si la Grande Kashä me savait ici, elle me ferait subir un châtiment à la hauteur de ma transgression. J'imagine déjà son visage grimé de noir et son doigt impérieux pointé dans ma direction, ordonnant que chaque villageois me donne un coup de fouet.

Cent-cinquante.

Cent-cinquante hommes et femmes : cent-cinquante coups de fouet à neuf queues lestées de plaques de métal.

Pas sûre que mon dos résiste une telle torture.

Même les enfants doivent être juges et bourreaux, même les plus jeunes peuvent s'y soumettre s'ils pêchent. A dix ans, qui est encore un enfant de toute façon ?

J'ai déjà assisté à une punition publique : deux jeunes amoureux qui avaient passé la frontière afin de se soustraire aux réprimandes de leurs parents.

Après deux ans, le garçon ne peut toujours pas dormir sur le dos. Certaines nuits, j'entends ses gémissements jusque dans ma couche. Je crois que la fille est morte. Quel était son nom déjà ? Kala ?

Qu'importe, elle a rejoint les esprits des anciens. Elle est en paix.

Je m'accroupis lentement, rien ne bruisse autour de moi. Ma peau bronzée et mes cheveux clairs sont recouverts d'une boue séchée grisâtre. Ma proie ne peut pas sentir mon odeur, encore moins me voir parmi les herbes hautes. Elle broute paisiblement. Elle est maigre, petite, mais je ne peux demander mieux.

Graduellement je m'avance entre les hautes herbes brûlées de la plaine des Oubliés. Sur ma droite, à moins d'un millier de pas, l'ombre menaçante des hautes tours écroulées me donne des frissons. J'ai l'impression qu'elles m'observent silencieuses, moqueuses. Leurs dizaines de dents en verre brisé, figées sur un sourire mauvais.

« Tu ne vas pas réussir, Gaya. Tu n'es pas assez forte. Tu ne fais jamais rien de bien. Tu es inutile. »

Je ne les écoute pas, je dois me concentrer.

Mais, leur voix se fait plus forte, plus pressante. Elles m'appellent. Susurrent à mon oreille, se répandent dans mon esprit comme un poison.

Qu'ont fait les hommes de jadis pour que leurs villes semblent si sombres ? Si désespérément froides et inhospitalières ? Quelles puissances assez destructrices ont-ils déchaînées pour que de leur civilisation entière, il ne reste que du verre brisé et de la tôle froissée ?

« Ils ont voulu aller trop vite, Gaya. Ils ont cherché à remplacer Mère Sauvage. Ils ont détruit en un battement de cil ce qu'ils avaient mis des milliers d'années à bâtir. »

Oui, c'est ce que l'érudit nous apprend lors de ses classes. Ce qu'on m'a répété toute ma vie. Ils se sont anéantis. Annihilés.

Dans mon poing moite, ma lance glisse ; je raffermis ma prise. Je n'ai le droit qu'à une seule chance. Si je manque ma cible, cette longue journée de traque n'aura servi à rien. Bafouer la loi de la Grande Kashä et aller sur les Terres Interdites n'aura servi à rien.

Mais je dois le faire. Cela fait des semaines que les chasseurs n'ont rien ramené à manger au village. Ils reviennent bredouilles de chaque journée de chasse. Les cultures sont malingres et les potagers sont infestés de vers. Il n'y a plus rien de comestible à des milliers de pas à la ronde.

Les murmures disent que les anciens sont en colère contre notre peuple. Qu'ils demandent du sang afin d'en étouffer la braise rougeoyante. Bientôt, le plus faible d'entre nous sera sacrifié pour les apaiser. Et désormais, depuis que le vieux Bowali est mort dans son sommeil le mois passé, c'est Sevi, mon grand frère, qui hérite de la place vacante.

Après les HommesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant