3.Gaya

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La Grande Kashä me regarde comme si j'étais un verre de terre insignifiant, son long nez pointu relevé, hautain.

Je me recroqueville sur moi-même, essayant de devenir transparente.

— Comment as-tu osé ?!

Sa voix grave s'abat sur moi comme une masse d'arme, faisant courber un peu plus mon dos rond, faisant ployer mes épaules déjà affaissées.

Peut-on mourir de honte et de désespoir? Je ne pensais pas que ce serait si dur. Affronter son regard. Ceux de ma famille, de mon peuple.

Autour de nous, les villageois observent la scène et gardent le silence. Aucun ne veut que l'attention de notre reine se porte sur lui. Elle est en colère, et sa colère peut mener un innocent à la mort.

Une brise agréable soulève mes cheveux et rafraîchit ma nuque poisseuse. Je frissonne en sentant une centaine d'yeux fichés entre mes omoplates.

Nous sommes au centre du village. Je suis au centre du village. Sur cet immense plateau circulaire suspendu au-dessus du Canyon d'Erebar par des dizaines de câbles métalliques gros comme des poignets d'hommes. Les câbles sont rattachés à des poutres métalliques profondément enfoncées dans la terre. À moins qu'un tremblement de terre ne survienne, la place du village ne risque pas de céder.

Nous aimons la hauteur, le vide. Peut-être est-ce un reste de nos ancêtres ? Eux qui construisaient tout en hauteur. Eux qui semblaient vouloir toucher les cieux.

Mon village a été construit à flanc de falaises. Creusé dans la roche. On y descend grâce à des marches taillées à même la pierre d'une cinquantaine de pouces de largeur. Une rambarde en bois flotté empêche la plupart des accidents.

L'entrée des cavernes est recouverte de branchages, de tôle récupérée, de corde, de toiles bariolées. Elles forment des demi-sphères fixées à même la roche comme de gigantesques fruits de mer ventousés aux rochers salés. Certaines grottes sont reliées entre elles par des réseaux souterrains, des galeries qui permettent d'accéder facilement aux salles communes. Des cheminées d'évacuation permettent aux fumées des feux de s'échapper correctement et à la lumière du jour d'entrer. Il faut les entretenir souvent si l'on ne veut pas qu'elles s'obstruent.

Les deux pans de falaises formant le canyon sont reliés par des dizaines de ponts et de galeries suspendus et en leur centre se dresse le trône posé sur son gigantesque plateau de bois et de métaux assemblés. Une centaine de personnes peut s'y tenir debout ou assis. Le reste du village, lors des grands rassemblements comme celui-ci, se sépare et occupe les ponts.

Des cordes, des filins, des échelles sont rattachés aux habitations et à la place suspendue, de sorte que si jamais quoi que ce soit venait à nous attaquer, nous pourrions fuir en descendant dans le canyon. Des bateaux attendent paisiblement en glougloutant sur le courant. Là, la rivière est maigre mais assez profonde pour que nos embarcations à fond plat puissent la chevaucher.

Sur les berges de la rivière, le limon est riche et le soleil moins chaud que dans les hauteurs, ce qui nous permet de cultiver la base de notre alimentation. Mais dernièrement, le lit de la rivière a baissé, laissant la terre sèche et moins fertile. Les animaux la boudent et ne viennent plus s'y abreuver. C'est pour cela que j'ai dû partir en chasse sur les terres interdites.

— Te crois-tu au-dessus des lois, Gaya ? demande la Grande Kashä d'un ton tranchant.

Je sursaute, apeurée. La corde qui retient mes poignets, frotte ma chair à vif. Je me dégoûte. Je suis si faible. Sur ma droite, j'aperçois mon père, ma mère, elle, est morte il y a des années. Mon frère Sevi doit être resté à la maison, avec son handicap, il ne peut pas se déplacer sur les passerelles branlantes et sujettes aux bourrasques. Je le regrette, ses yeux doux ont toujours eu le don de m'apaiser. A la place, j'ai le droit à un sourire froid de mon père. Il est déçu, je le vois.

Après les HommesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant