5. Masha (2/3)

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Biélorussie, Minsk, février 1939


« Ce que l'amour peut faire, l'amour ose le tenter. » Shakespeare

Elle relit cette phrase encore et encore pour calmer son esprit. Les mots n'ont aucun sens, du moins ne les comprend-t-elle plus. Elle se rappelle encore quand elle les a lu pour la première fois, alors qu'elle avait à peine douze ans et que sa mère lui avait ramené l'ouvrage à la maison. Ravie d'avoir une nouvelle lecture, elle avait dévoré le roman et c'était acharné à demander des explications et à noter chacune des informations que sa génitrice prenait le temps de lui délivrer. Même si certains passages étaient et restent toujours un peu flou, elle avait tout de suite adoré celui-ci et l'avait même inscrit dans son carnet de cuir noir, agenda où elle note encore aujourd'hui toutes les citations où les belles choses qui traversent sa vie. Dès qu'elle se sent un peu déprimé ou frustré à propos de quelque chose, elle n'a qu'à ouvrir son petit livre pour y trouver réconfort et apaisement. « La vie n'est pas si terrible, Masha ! Regarde donc tous les merveilleux événements qui te sont arrivés ! » se dit-elle alors. « Arrête de broyer du noir ! Et vois les choses du bon côté ! » Et après cela, la mauvaise humeur disparaît.

Mais pas aujourd'hui. Aujourd'hui, elle essaie de penser plus fort pour ne pas entendre. Pour ne pas entendre les sanglots de sa mère. Pour ne pas entendre les prières murmurées de son mère. Pour ne pas entendre les râles horribles de son frère.

Mikhail agonise. Le jeune garçon est en sueur de ses draps froids depuis des jours, à pleurer et à délirer. Sa sœur aînée reste à ses côtés des jours, des nuits durant, pour éponger son front blanc, pour caresser ses cheveux poisseux et pour lui faire sa toilette. Les soirs noirs où il cauchemarde, elle lui tient sa petite main qui, fébrile, se crispe dans sa poigne ferme, mais douce. Les jours gris où il recouvre quelque conscience, elle est là pour l'aider à se redresser et l'aider à boire. Il ne veut rien avaler, malgré ses tentatives désespérées de lui faire ingurgiter quelque chose.

Mais cet après-midi là, c'est au-dessus de ses forces. Le cadet de la famille a les yeux qui roulent dans leurs orbites et le son rauque de sa voix qui pleure la glace d'effroi et de peur. Ce sont ses derniers moments. Elle n'a pas besoin d'être diplômée ou d'être une infirmière confirmée pour le savoir. Elle a simplement besoin d'être une sœur. Une sœur qui ressent profondément la détresse de son petit frère qui s'accroche en vain à la vie.

Masha n'a jamais été confronté à la mort. Pas comme ça. Elle a étudié des livres de sciences et de biologie où des corps ont été photographiés et où des descriptions détaillées, objectives et sans émotion sont écrites pour expliquer les symptômes d'une maladie et comment se manifestent les symptômes mortels de tel ou tel virus. Si elle n'a jamais assisté au cours sur la dissection, Johanna lui a prêté ses notes qu'elle a recopié avec exactitude, s'imaginant à quoi pouvait bien avoir ressemblé une telle classe. Jamais elle n'avait frémi, même si certains passages l'avaient fait légèrement grimacer.

Comment réagir lorsque celui qui est malade est son jeune frère ? Là, il n'y a plus ni explications scientifiques, ni point de vu sensé sur les manières de procéder. Masha n'agit plus comme une étudiante en école d'infirmerie, mais comment une aînée désespérée. Elle est allée voir tous ses professeurs, tous les médecins de sa connaissance pour trouver une solution ou un remède. Mais face à l'épidémie virulente de grippe qui sévit à Minsk depuis le début de l'hiver, tout le monde est impuissant. Les morts se comptent en centaines. Il y a une semaine, le couple de voisins des Bruskin sont morts tous les deux, à trois jours d'intervalle, laissant rôder dans l'immeuble une odeur de mort nauséabonde, odeur qui s'est rapidement infiltrée dans le logement de Masha pour gangréner Mikhail.

Les Filles RougesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant