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Matthieu ferme la porte d'entrée à clef et se retourne vers ses quatre invités.
- Maintenant vous n'avez plus le choix. Dites moi, dans les moindres détails, de A à Z, ce qu'il s'est passé.
Son ton est calme mais glacial. Ils se regardent tous paniqués. Les sanglots de Pierre redoublent.
- Je ne veux plus y penser. Je ne veux plus y penser. Je ne veux plus y penser, hoquette-t-il.
- Je t'en supplie Matthieu passons au-dessus de ça. Regarde l'état dans lequel est Pierre... Arrête ça. Demande Rose au bord de la panique.
Mais il reste stoïque et secoue la tête négativement. Sa colère est passée subitement et son calme est terrifiant. La tension est palpable. L'air est électrique.
- Mec... Commence Antoine suppliant. On-on peut trouver un autre moyen. Si... Si tu veux on peut redevenir amis, comme avant... Et on oublie le passé, on n'en parle plus et on redevient le groupe qu'on était.
Contre toute attente Matthieu rit aux éclats. Mais se calme rapidement.
- Très drôle cher Antoine. Très très drôle, vraiment.
- Bon écoute moi ! S'énerve Charlotte. Ton petit jeu ça va bien un moment mais là il commence vraiment à me taper sur le système ! Donc tu vas arrêter de suite. Tu traumatises Pierre et puis, merde, t'es vraiment flippant. Donc vient t'asseoir avec nous, parlons comme des adultes, et nous allons trouver un arrangement.
Têtu le jeune homme fait non de la tête. Génial... Ça n'a pas l'air gagné...
- Pourquoi tenez-vous tant à garder le secret ? Qu'ai-je fait de si terrible au point de pas avoir le droit de le savoir moi-même ?  Cela vous tuerez-t-il de me le dire ?!
Rose, Antoine et Charlotte sont pétrifiés. Leurs langues ne se dénoueront pas. Pierre reste la tête plongée dans l'épaule de son amie.
- Est ce que je vais devoir vous menacer ?
Muets de stupeur, ses amis ne répondent toujours pas.
- Ou vous torturer peut-être ?
Il s'approche dangereusement de Rose, les mains dans les poches, le regard assassin et le visage dur.
- Vais-je vraiment avoir besoin d'en arriver là ?
Les larmes bordent les paupières de la jeune fille. Il lui fait peur. Jusqu'à quel point serait-il capable d'aller pour connaître la vérité ?
Antoine se lève derechef.
- Ne la touche pas.
- Oooh comme c'est adorable. Le gentil garçon qui défend sa copine.
Moqueur Matthieu se tourne vers lui.
- Mais ne pense pas que je vous laisserez tranquille si l'un de vous se dévoue. Vous ne trouvez pas ça ironique ? C'est comme si vous vous étiez tous liés contre moi. Après quatre ans sans un mot vous vous liguez contre moi ! MOI, la seule personne qui a toujours été là depuis nos 15 ans ! Tout ça pour une fichue soirée !
Il va exploser. Il le sent. Tout son corps est repris par de petits spasmes qui font tressauter sa peau, ses muscles sont tellement tendus qu'ils sont près à se déchirer, son crâne entre en ébullition et un goût métallique envahi sa mâchoire. Il s'est mordu la joue à en saigner. Il grimace et crache dans un verre.
- Dites le moi. Dites le moi putain !
Rose serre Pierre contre elle. Si il continu comme ça elle sera bientôt dans le même état que son ami qui pleure toujours. Matthieu repose le verre plein de sang sur la table basse jonchée de parts de pizza grignotées, de coupes et de bouteilles vidées. Rose hésite. Elle a peur. Et la peur fait souvent faire des bêtises. Alors elle hésite. Il faut lui dire. Si elle lui dit, il ne leur fera pas de mal. Mais si elle lui dit, elle le détruira. Dire ? Ou ne rien dire ? Antoine voit son hésitation et lui supplie du regard de se taire.
- Le silence... Soupire Matthieu. Vous continuez à opter pour le silence...
- Matt', t'es complètement bourré, dit Charlotte en tentant de le raisonner.
- M'en fou ! Je veux la vérité ! Mais comme vous ne semblez toujours pas d'accord, je vais peut être devoir faire ça !
Il saisit Rose par les cheveux et la tire contre lui. Pierre s'accroche désespérément à son bras tandis qu'elle pousse des petits glapissements de terreur. Matthieu saisit son autre bras et la tire violemment contre son torse, Pierre lâchant prise. Antoine sert les poings et crache :
- Lâche-la. Tout de suite.
Mais l'autre ne l'écoute pas et recule vers la cuisine. Rose pleure. Le bras de son ancien ami enserre sa gorge, sa respiration se coupe, elle suffoque. Charlotte se lève à son tour.
- Lâche-la on te dit !
Matthieu resserre sa prise.
- Mais t'es complètement fou ma parole ! LACHE-LA ! Hurle la jeune femme en voyant Rose écarquiller les yeux de terreur et ouvrir grand la bouche désespérément en manque d'oxygène.
Antoine se jette sur Matthieu avec une rage incontrôlée. Il le frappe au visage et l'hôte lâche Rose qui tombe au sol. Matthieu titube et s'écroule contre le bar. L'alcool le rend encore plus faible qu'il ne l'est d'ordinaire. Charlotte s'accroupie auprès de la jeune fille qui cherche de l'air avidement, les yeux remplis de larmes et est rejointe par Pierre qui vient brutalement de retrouver ses esprits. Antoine regarde dédaigneusement sa victime qui se tient la joue et il se tourne vers son ex.
- Elle...
Charlotte hoche la tête. Elle va bien. Ça va.
Mais Matthieu profite de ce moment d'inattention pour se ruer sur Antoine et les deux tombent à la renverse sur le parquet. Matthieu a l'avantage et se met à porter des coups de tous les côtés. Il ne se rend plus compte de rien. La colère a prit le contrôle, sa vue est brouillée par un voile tempétueux. Il y voit à peine. Sous lui une masse sombre tente d'éviter ses poings qui frappent encore et encore. Ses gestes sont hors de contrôle. Il ne sait plus ce qu'il fait. Un sifflement strident résonne dans ses oreilles depuis qu'il s'est prit la droite dans la tempe. Il continu de frapper. Il sent ses poings encaisser les impacts contre le corps d'Antoine, il sent la douleur envahir ses phalanges et du sang couler sur ses doigts. Est-ce le sien ou celui d'Antoine ? Il ne sait pas. Il ne sait plus.
Antoine se débat, il se sent faiblir sous la douleur qui ne cesse d'affluer avec les coups. Il fait des mouvements brusques. Il heurte la table basse. Des verres tombent et des bouteilles se brisent. Il sent des morceaux tranchants saigner sa peau à travers ses vêtements déchirés. Il doit se battre ! Il ne doit pas le laisser faire ! Il faut qu'il se reprenne !
Quand à elle, Charlotte ne sait pas quoi faire. Entre Rose qui essaye de retrouver de l'air, la bouche grande ouverte et le regard terrorisé, Pierre qui fait un effort surhumain pour lutter contre une crise de panique et les deux derrière elle qui se battent... Quand elle se retourne vers eux, Antoine a un élan de rage, plaque son adverse au sol et l'empêche de bouger. Il semble contrôler la situation. Charlotte reporte son attention sur Rose. Cette dernière reprend doucement sa respiration en massant son cou du bout des doigts.
- C'est bon Rose, tu n'as rien, la rassure la jeune femme.
L'autre hoche faiblement la tête. Sous ses doigts la marque de ceux de son ami dégénéré ne tardera pas à se dessiner sur sa peau blanche.
- J'ai eu tellement peur... Soupire Pierre soulagé.
À genoux par terre, il prend son amie dans ses bras.
- Je suis désolé d'avoir été dur tout à l'heure. Je regrette. Y a juste des instants où je craque... Lui murmure-t-il.
- D'a-d'accord, articule doucement Rose.
Charlotte les laisse pour aller donner un coup de main à Antoine. Ce dernier surplombe son adversaire, ses genoux écrasent ses avant-bras et son postérieur repose sur son torse pour lui éviter tout mouvement. Matthieu bas des jambes dans le vide, mais rien n'y fait, il reste cloué au parquet. La jeune femme pose sa main sur l'épaule d'Antoine.
- Que fait-on ?
- Rose est remise ?
- Oui.
Matthieu cesse de remuer les jambes et les regarde interrogateur.
- Qu'a eu Rose ?
- Tu l'as étranglée pauvre abruti !
Il regarde son interlocutrice ébahi et relâche toute la pression qui tendait son corps sous celui de son adversaire.
- Qu-quoi ?
- Tu l'as étranglée, répète Rose.
Matt' secoue la tête de gauche à droite en fermant les yeux.
- Je ne ferais pas une telle chose... Non, non, non... Pas possible...
Antoine commence à bouillonner. L'alcool rend leur hôte totalement fou, inconscient de tout.
- Pourtant tu l'as fait ! Et elle aurait pu mourir ! T'es qu'un dégénéré dangereux !
- Pa-pardon. Je suis désolé. Je voulais pas... Je te jure Antoine que je ne voulais pas. Te cogner non plus je ne voulais pas...
Il avait eu l'impression d'être un étranger dans son propre corps, de prendre des décisions qui ne lui ressemblent pas, de commettre des choses que jamais il n'aurait faîtes auparavant.
- Tu es juste très soûl.
Et Charlotte espère que ce qu'elle dit est vrai.
- Que fait-on maintenant ?
Antoine hoche les épaules.
- Lâche-le mais reste près de lui.
Il opère et la jeune femme se dirige vers les morceaux de verre éparpillés sur le sol. Elle en ramasse certains et jette un coup d'œil aux bouteilles vides. Elle les sent. Peut-être y avait-il dans l'une d'elle quelque chose d'étrange qui aurait retourné le cerveau de Matthieu. Non... Cela est trop tiré par les cheveux... Et dans les verres rien n'a pu être ajouté. Matthieu n'a quand même pas pu prendre de stup', si ? Argh, Charlotte se mord la lèvre embêtée. L'alcool a-t-il eu le pouvoir de rendre Matt' fou ? À ce point là ? Étrange... Forcément, Charlotte sait qu'à cela il faut ajouter sa frustration, mais ils ne peuvent rien lui dire. Si ils lui disent, ils prennent un risque énorme, trop gros. Ils ne peuvent pas prendre ce risque là. Surtout après avoir vu à quel point Matthieu est fragile. Ses violentes sautes d'humeur fichent des frissons à la jeune femme qui se remet sur pieds.
Antoine relève Matthieu en le prenant sous le bras et ils se laissent tomber sur le canapé, côte à côte. Rose et Pierre reviennent autour de la table basse mais se posent à l'opposé des deux autres, sans relever un seul regard.
- J'ai envie de rentrer chez-moi, laisse échapper Pierre dans un murmure.
- Moi aussi, soutient Rose.
Matthieu tâte sa poche, les clefs de la porte d'entrée sont toujours là.
- Laisse nous partir, gémit Pierre.
- Non désolé je ne peux pas.
- Cette connerie a assez durée Matt' ! Donne ces clefs ! S'énerve Charlotte.
- Tu sais quoi, c'est même pas la peine de demander, dit Antoine en immobilisant son ami et en lui volant ses clefs. Il les lance à Charlotte qui va ouvrir la porte. Les deux autres récupèrent leurs affaires à la hâte tandis qu'Antoine tient toujours leur hôte qui les supplie de ne pas s'en aller.
- Antoine nous sommes près, allons-y.
Ce dernier lâche sa prise qui se lève aussitôt, il récupère son manteau et alors qu'il va passer la porte et rejoindre les trois autres sur le perron un rire retentit dans son dos.
- Vous suppliez ne marche pas. Mettre en jeu la vie de l'un de vous ne marche pas. Mais mettre ma vie en jeu ? Ça marcherait ?
Antoine se retourne. Matthieu est quelques mètres devant eux, à côté de la cuisine, un couteau aiguisé au dessus du poignet.
- Tu n'oserait pas, articule Rose.
- Vraiment ?
Il pose la lame sur sa peau et frémit au contact froid du métal coupant.
- Maintenant rentrez et fermez la porte derrière vous.
Ils se concertent du regard et Charlotte hoche la tête. Vêtus de leur manteaux, bonnets sur la tête, écharpe nouée, chaussures lacées, ils rentrent de nouveau. Ils étaient si près du but... Mais ils ne peuvent pas sacrifier la vie de leur ami comme ça. Avec le taux d'alcool qui coule dans son sang et cette paranoïa qui embrume son cerveau ils ne peuvent pas prendre le risque qu'il se fasse du mal.
- Matthieu lâche ce couteau, dit Antoine calmement.
- Non. Referme la porte.
Il obéit.
- Maintenant avancez.
Il recule et ses quatre amis lui obéissent. Il garde le couteau tranchant en contact avec sa peau blanche. Sous la lame on voit une veine bleutée battre rapidement. Il suffit qu'il appui, transperce la fine peau, cisaille l'artère, retire l'outil de son corps et le sang se mettrait à gicler. Il le sait. Et ça ne lui fait pas peur.
- Mettez vous dos au canapé et ne bougez pas. N'essayez pas non plus d'appeler les flics.
Ils obtempèrent une fois de plus, pris au piège. Pierre a le regard fixé sur son poignet, ses mains tremblent, il lutte pour ne pas fondre en larmes.
- Maintenant dites moi.
- On ne peut pas Matt... Souffle Rose. On ne peut p-
Mais elle ne finit pas sa phrase car le couteau s'appui sur la peau qui se tend. Tout le monde est pétrifié.
- Ne-ne fais pas ça Matthieu. Je t'en supplie ne fais pas ça.
- Ça ne sert à rien de pleurer Pierre.
- Matthieu on t'aime, nous sommes tes amis, fais pas de connerie.
Le jeune homme défit Antoine du regard.
- Dites le moi.
Charlotte se mord la lèvre.
- Ne nous force pas à le dire. On veut ton bien.
- Si vous le voulez alors dites le moi.
Son calme est terrorisant. Ils secouent tous la tête en pleurant. Ils ne peuvent pas. C'est au-dessus de leurs forces.
Stoïque Matthieu entaille sa peau. Il sent le métal glacé entrer en contact avec sa chair. Ce n'est pas douloureux. Ce qui est douloureux c'est de ne pas connaître la vérité.
Rose échappe un glapissement. Pierre pose ses deux mains sur ses lèvres pour éviter de crier. Les larmes d'Antoine redoublent. Et Charlotte ferme les yeux pour éviter de voir le sang s'égoutter sur le paquet.
- Il ne vous reste qu'une seule chance.
La lame est toujours dans la chair, du sang écarlate roule sur sa peau et goutte du bout de ses doigts jusque sur le sol. Les perles rouges tombent et tombent encore. Une petite flaque s'agrandie aux pieds du jeune homme.
- Une dernière chance, répète-t-il.
Il appui encore plus fort et le flot de sang se fait plus dense, plus rapide et la flaque plus grosse.
- D'accord, d'accord ! Crit Rose.
Les autres ne mouchent pas. Ils ne peuvent pas bouger, ils sont pétrifiés de peur. Un petit sourire se dessine sur les lèvres de Matthieu.
- Avant... Dit Rose en sanglotant, je voudrais juste te mettre ça autour du poignet, demande-t-elle en enlevant son écharpe.
Matt' hoche les épaules, retire le couteau de sa plaie et le jette au sol. Rose se précipite vers lui et enroule le tissus autour de la blessure le plus rapidement possible. Matthieu n'a pas cillé un seul instant et ses pieds baignent maintenant dans une mare ensanglantée.
- Maintenant dis-moi.
Rose hoche la tête, noue l'écharpe après l'avoir bien serrée puis prend la parole en hoquetant :
- Nous sommes morts, tous morts, sauf toi.

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