"Elle était une énigme pour moi, et désormais elle le restera pour toujours." - Wladyslaw Szpilman
Le contact de la poignée métallique au bout de mes doigts me fait frissonner. Froid. D'un geste mal assuré, je l'abaisse, mais la porte était déjà ouverte. Par qui ? Je ne sais pas. Comment pourrais-je le savoir ? Je n'ai même pas la moindre idée de ce qui est arrivé. Mais passons.
Je pénètre dans une nouvelle pièce. Celle-ci a une fenêtre, avec six grands carreaux. Et des rideaux. Je balaie la pièce du regard. Il n'y a rien, hormis un tabouret et un piano. Un quoi ? Piano ? À quoi ça sert ? On dirait une sorte de grand meuble noir, avec un couvercle. Pourquoi il est ouvert ?
Je m'assois sur le tabouret. Il y a plein de cordes dans le piano. Des cordes toutes fines. On dirait qu'elles sont reliées à ce qui est devant moi. Un autre couvercle. Qu'est-ce qu'il y a en-dessous ? Est-ce que je devrais le soulever ?
Je ne sais pas trop. Je suis à la fois poussé par l'idée de découvrir ce qui se cache derrière cet énième couvercle, et tout autant effrayé, terrorisé, à la simple pensée que ... Je sais ce qu'est un piano. Je sais à quoi il sert. Et je sais en jouer. Enfin, je savais. J'en ai la certitude.
Mais, si je me trompais ? Si je ne savais pas le faire, si je ne savais plus le faire ? J'ai déjà beaucoup de mal à rassembler mes idées, si en plus je dois y ajouter une déception, je ne suis pas sur d'avoir la force de continuer.
Continuer quoi ? J'ai l'impression de tout savoir, mais d'avoir tout oublié. J'ai la sensation que je dois continuer quelque chose, mais je ne sais pas quoi. Continuer à me souvenir ?
Je me rends compte que j'ai ouvert le couvercle sans y penser, ou par habitude peut-être. Mes doigts caressent machinalement les touches de l'instrument, puis mes mains se positionnent d'elles-même, le pouce, le majeur et l'auriculaire. "Si bémol, Ré, Fa", l'accord résonne dans ma tête.
Je tremble. Je n'ose pas aller de l'avant et appuyer sur les touches. Et si je me trompais ? Peut-être qu'en fait, je n'ai jamais su jouer du piano. C'est possible, après tout. Je ne devrais sans doute pas me fier à une simple intuition, une espèce de souvenir surgi de nulle part, sans aucun lien avec le présent.
Le présent... ce mot me fait un peu peur. Je sais qu'il y a deux autres mots que l'on utilise, qui vont avec le présent : le passé et le futur. Je n'ai plus aucune attache avec le passé, puisque je ne me souviens de rien. Et le futur... eh bien, je crois que c'est à moi de le construire. Mais alors, pourquoi c'est du présent que j'ai peur, alors que des trois, c'est le seul que je connais ?
- Tu peux jouer si tu veux.
Cette voix sortait de nulle part. Quoi que, je n'avais peut-être juste pas regardé. Il y a d'autres portes, dans cette pièce. Et une jeune femme resplendissante se tient dans l'embrasure de l'une d'elles. Elle semble fatiguée, ou à peine réveillée, mais ça ne fait que sublimer sa beauté. J'en oublie de respirer, c'est une sensation particulière, croyez-moi.
- Ne garde pas la bouche ouverte comme ça, tu vas finir par gober une mouche, dit-elle dans un léger rire.- Je ... Je ... Je suis désolé, j'ai été surpris en te voyant, répondis-je, surpris par ma propre voix, un peu grave, mais pas trop, et cassée par ma gorge sèche.
- Suis-je si laide au réveil ?
Si elle savait ... La voir me donne l'impression de voler.
Je n'ai plus vraiment envie de jouer, tout à coup. Sa présence m'impose une sorte de pression supplémentaire dont je me serais bien passé, surtout pour la première fois que je réessaie de jouer du piano. Au final, je décide de me lever pour la rejoindre.
- Le petit déjeuner est prêt, si tu veux.
Alors que j'avance la main vers elle pour saisir la sienne, elle m'échappe, sans un regard en arrière. Je devine un petit sourire dans sa voix. Je ne sais pas trop si elle se moque de moi, ou si c'est simplement son caractère espiègle. Peut-être un peu des deux.
- Qu'est-ce qu'on mange ?
Je ne trouve pas mieux comme manière de relancer la conversation. C'est assez pitoyable.
- Je t'ai préparé des pancakes, tu m'en diras des nouvelles. Et j'ai fait du thé. Mais tu n'aimes pas ça, je sais.
- Oh...
Alors comme ça, je n'aime pas le thé ?
- J'en prendrais bien quand même.
Elle se retourne vers moi et me jauge d'un regard suspicieux.
- Tu es malade ? Je me disais bien que tu avais l'air bizarre, depuis tout à l'heure.
- Non, ça va... j'ai seulement envie de changer un peu mes habitudes.
Nous nous installons à table, elle me présente une assiette de pancakes qui m'ont l'air tout à fait délicieux. Puis elle me verse une tasse de thé.
Boire du thé. Je suis persuadé de ne pas aimer ça. Et pourtant quand je porte la tasse à mes lèvres, mes sens me disent le contraire. Il est étrange d'apprécier ce que l'on n'aime pas.
Perdu dans mes réflexions, il me faut un certain temps pour prêter attention à la pièce dans laquelle je me trouve.
Cette cuisine m'est si familière, et si étrange à la fois. Comme beaucoup de choses aujourd'hui, j'ai la sensation de connaître chaque recoin, chaque confinement. Et pourtant, je ne saurais affirmer que ce four à gaz m'appartient. D'ailleurs, est ce que quoi que ce soit ici m'appartient ? Je ne sais toujours pas réellement où je suis.
- Tu n'es pas venu te coucher cette nuit.
Elle me fixait. Il est vrai que je devais avoir une drôle d'allure, à examiner la pièce, les yeux grands ouverts, ma tasse de thé à portée de lèvres, sans bouger.
- Euh .. Non, je ... J'avais besoin de m'aérer l'esprit.
- Tu penses toujours à ça ?
Je ne comprends pas de quoi elle me parle. Elle semble se rendre compte de mon hésitation.
- Tu repenses encore à cette personne ?
- Euh ... Je ...
- Non, laisse. Si ce n'est pas ce qui te préoccupe, inutile que ça t'encombre les pensées. Fini ce thé, il va refroidir !
Je me perds à nouveau dans mes pensées, non à cause de la pièce cette fois, mais en admirant son sourire. Elle semble avoir une telle joie de vivre, d'être ici. D'être avec moi. Et je ne saurais même pas dire qui elle est.
Tout en écoulant le liquide maintenant tiède, je réfléchis. J'ai un choix qui s'offre à moi. Je peux continuer à découvrir qui je suis, à tâtons, à travers tout ce que je vois et tout ce qu'elle me dit. Ou bien je pourrais lui avouer que j'ai tout oublié, et que j'ai besoin de son aide. Oui, cela semble être la décision la plus sage.
Cependant ... Je ne suis pas absolument certain de pouvoir lui accorder ma confiance. Après tout, je ne sais pas ce qui s'est passé. Peut-être que ... Peut-être qu'elle est la cause de tout cela. Comment ? Je ne sais pas. Il doit bien exister des drogues ou des substances qui font cet effet. D'un autre côté, je me demande bien pourquoi quelqu'un voudrait faire ça.
Je suis ridicule. Elle ne me paraît pas dangereuse. Au contraire, elle semble plutôt ... fragile. Non, ce n'est pas le mot. Délicate. Comme une fleur fraîchement éclose.
« Toute rose a ses épines. »
Je crois que l'on m'a dit ça, avant. Avant l'incident. Je vais appeler ça comme ça, l'incident, ça sonne bien.
Pourquoi je me rappelle soudainement de cette phrase ? Est-ce une mise en garde ? Ou un effet de ma méfiance exagérée ? Ça aussi, ça a un mot, un nom pour le décrire, mais je ne sais plus. Je suis perdu à l'intérieur, c'est étrange. Je n'ai rien pour me guider, pour l'instant. À part elle, et la maison dans laquelle je me trouve.