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Mes pas, guidés par mon subconscient, m'amenèrent jusqu'à chez moi. Le regard hagard, je m'apprêtais à poser une main sur ma poignée lorsque les vibrations de mon portable coupèrent mon élan.

Le coeur bondissant, je le saisis et dévorai des yeux cet écran qui affichait le nom de ce contact qui hantait mon esprit.

- Lisa ?

Mes intonations devaient traduire mon stress, et il me semblait que ma voix était plus aiguë que d'ordinaire, mais aucun de ces détails n'avait d'importance.
Seuls ses murmures confus comptaient.

- Chaeyoung…
- Oui, je suis là !
- Aide-moi, je t'en prie… Aide-moi…
- Lisa, où es-tu ?
- Je suis… Euh…

Je n'attendis pas la fin de sa phrase pour me lancer dans une course effrénée. Tout en avalant goulument les centaines de mètres qui séparaient son immeuble du mien, je tentais de lui arracher les mots de la bouche :
- Lisa, dis-moi où tu es.
- Dans les toilettes…

Un cri étouffé parvint jusqu'à mes tympans et je reconnus sa voix.

- Tu es bien enfermée ? Tu ne risques rien ?
- Je… Je sais pas, Chae…
- Ne pleure pas !

Mes foulées paraissaient se raccourcir.
Plus je me rapprochais de mon objectif, plus les mètres s'apparentaient à des kilomètres.
Mes poumons brûlaient, mais je n'en avais que faire et m'obstinais dans ma course.

Jamais je n'aurais pensé courir de la sorte.
Si on m'avait prédit qu'un jour, à même pas huit heures du matin, un dimanche, je courirais ainsi, je n'y aurais pas cru.

Et pourtant, j'étais là. À me ruer vers la femme qui emplissait mes pensées les plus intimes. Le téléphone collé à l'oreille. Lui murmurant des mots rassurants.

Hors d'haleine, j'atteins enfin la porte du bâtiment visé.
Après avoir couru quelques kilomètres, une poignée de marches ne changeait rien à mon épuisement.

Sur son paillasson, je tambourinai sur le battant. Un braillement retentit derrière celui-ci, avant qu'il ne s'ouvre tout à coup. Je basculai dans l'appartement involontairement, emportée par la force que je maintenais sur la porte.

Il me dévisagea, un rictus malsain sur le faciès, puis il verrouilla la porte.

- Lisa !

J'hurlai à plusieurs reprises, sans qu'il ne tente de m'en empêcher.
Son absence de réaction provoqua en moi une vague de panique plus élevée que les autres et je crus me noyer dans cet océan d'incertitude.

D'un pas maladroit, je trouvai les dit toilettes, toujours fermés à double tour. Accroupie contre un mur, je murmurai, pétrifiée par la terreur :
- Lisa, je t'en prie. Sors de là. J'ai besoin de toi. S'il te plaît.

Depuis le salon, il observait mes agissements et, lorsque le cliquetis de la serrure se fit entendre, se contenta d'afficher un large sourire.

- Qu'est-ce que vous pensez faire exactement ?
- Et toi ? Tu penses que ça va te mener où de te conduire comme une pourriture avec elle ?
- Une pourriture ?
- Oui, c'est comme ça que j'appelle les connards qui frappent leur copine. Tu lui as fait quoi quand j'étais pas là ?
- Rien.

La voix de Lisa se fraya un chemin jusqu'à mes tympans :
- Je ne sais plus, Chae… Je ne sais même pas ce qu'il m'a fait.
- Comment cela ?
- Je… Ma mémoire… Je ne me souviens pas… J'ai comme des trous dans mes souvenirs…
- Quoi ? Il ne t'a pas droguée quand même ?
- Nan, il ne ferait pas ça…
- Comment peux-tu le défendre dans cette situation ?
- Je sais pas...

Jusque là entrouverte, la porte s'ouvrit dans un grincement sinistre, à l'image des événements, et elle se jeta dans mes bras.
Pour la première fois, elle me dévoilait sa fragilité. Ses faiblesses, qui la rendaient si parfaite. Ses larmes coulaient sur ses joues rebondies. Mais, alors que mon mouvement pour les essuyer s'amorçait, une force extérieure nous sépara.

- Lâche-la !

Mon hurlement me déchira la gorge, comme son emprise sur elle déchirait mon coeur. La voir ainsi, le visage déformé par la honte et les hématomes, m'offrit le courage nécessaire pour me ruer sur lui.
Toutefois, avant que je n'atteigne ma cible, c'est-à-dire son crâne évidé, il pivota. Son coude percuta ma tempe et je m'écroulai, étourdie par la violence de l'impact.

Sous mes yeux impuissants, il l'agrippa par la chevelure et la contraignit à avancer vers leur chambre. Les murs du couloir dans lequel je me trouvais semblaient tanguer et aujourd'hui encore, je me demande par quel miracle j'ai trouvé la force de me redresser. Certes, ma démarche ne fut pas des plus gracieuses, mon pas des plus légers, mais je parvins dans la pièce où ils se trouvaient.
J'étais incapable de déterminer combien de temps j'étais restée assommée dans le corridor. Dans tous les cas, suffisamment longtemps pour qu'il l'aie allongée sur le lit, et lui aie arraché son haut.
Paniquée par la scène que je prédis, j'empoignai le premier objet qui passa sous mes doigts tremblants.

- Laisse-moi, geignait-elle, battant des paupières pour chasser les larmes qui s'y accumulaient.
- Je pensais que tu avais compris la leçon la dernière fois. Mais, puisque tu continues de désobéir…

Ces propos m'arrachèrent un gémissement de surprise et de terreur.
Qu'entendait-il par là ? Que lui avait-il fait ?
Une nuée d'interrogations vint une nouvelle fois parasiter mes pensées.

Je n'avais que trop peur de comprendre ce qu'il sous-entendait.
Les actes qu'il allait produire devaient être particulièrement abjects pour que Lisa réagisse de la sorte. Je ne l'avais pas encore vu opposer une quelconque résistance aux soi-disant "corrections" qu'il lui infligeait. Et là, elle le suppliait.
Elle ne méritait pas qu'on la traite comme cela et même elle s'en était rendue compte dans le cas présent.

- Je t'en prie…

Je ne sus jamais à qui elle s'adressa en prononçant ces mots, et je ne pris pas le temps d'y réfléchir. J'interprétai un appel à l'aide ultime, qui m'autorisait à passer à l'attaque.
La bouteille d'alcool vide, qui traînait auparavant dans le capharnaüm régnant dans cette chambre, se fracassa sur sa boîte crânienne. Sous le choc, ses jambes cedèrent et il tomba à genoux au bord du lit. Lisa, dans un sursaut de panique, attrapa une seconde bouteille, qui suivit la trajectoire de la précédente.

Il sembla cesser toute lutte. Ses membres devinrent mous, son regard pervers vide.
Un dernier soupir quitta ses lèvres lorsque son corps s'étala sur le sol, constellé de mille et un éclats de verre.

Quelques secondes passèrent, durant lesquelles je fixai sa carcasse, désormais dénuée de toute trace de vie. Je mis de longues minutes à calmer mon souffle, et une poignée d'autres pour prendre conscience de notre acte.

Devant sa dépouille, je m'agenouillai brutalement. Je retins mes cris d'affolement d'une main plaquée sur ma bouche. Les larmes affluèrent à la commissure de mes paupières.

Lisa me rejoignit lentement. Accroupie à côté de moi, contemplant ce que nous avions fait, elle chercha ma main. Je lui la tendis et nos doigts s'entrelacèrent, dans un geste vain de réconfort.

Quand je tournai enfin la tête vers elle, je surpris son doux regard caresser les courbes de mon visage. Ses iris reflétaient un immense soulagement et lire ce sentiment dans ses yeux fit s'envoler une partie de mes doutes.

Elle s'approcha un peu plus de moi, puis posa sa tête sur mon épaule, tressautant toujours. Ses bras passèrent autour de ma taille afin de m'attirer toujours plus près d'elle. Un sourire, incongru au vu de la situation, s'étira mes lèvres lorsque j'entendis nos coeurs battre à l'unisson.

Nous venions de tuer un homme et pourtant, la seule chose qui emplissait mon esprit, était cette main dans la mienne.

One More Day - Lisa & RoséOù les histoires vivent. Découvrez maintenant