IV

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Le soleil se levait.
Ses rayons balayaient la rue avec la délicatesse d'une mère caressant le visage de son enfant. La douce lumière de l'aurore plongeait la rue déserte dans une quiétude apaisante. Les murs, sous l'effet de l'astre, se teintaient de mille et une couleurs, oubliant leurs gris ternes pour se parer d'orange chaleureux, de jaune poussin, de rose tendre ou de rouge coquelicot. Une fine pellicule de rosée rendait la ville étincelante, si bien que les défauts habituels des rues populaires semblaient disparaître au profit de charmantes imperfections qui donnaient un charme sans pareil à cette allée endormie.

Un soupir inquiet passa le seuil de ma bouche, alors que je me laissais choir sur le trottoir. Mes doigts démêlèrent ma chevelure sauvage, comme si remettre de l'ordre dans mes cheveux ferait de même avec mes pensées.
Celles-ci cabriolaient, pirouettaient, baguenaudaient en tous sens depuis que j'avais été expulsée de ce maudit appartement.

Seule, je ne pouvais pas lutter. Car, même si l'idée ne m'enchantait guère, je devais admettre qu'il était plus fort que moi et que j'allais avoir besoin d'aide.
Mais qui ? Qui appeler ? Qui, dans ce genre de situation, pourrait agir rapidement ?
Parce qu'il fallait se dépêcher. Je craignais pour la vie de ma blonde, qui ne ferait pas long feu si le fou décidait de déverser son ressentiment sur elle.

Mes amis ne me seraient d'aucun secours. Aucun d'entre eux n'avait la carrure nécessaire pour tenir tête au molosse dépourvu de cerveau et d'humanité.

Il ne me restait qu'une possibilité. La police. En espérant qu'elle entende mes prières.

Toujours les fesses posées sur ce trottoir, les pieds dans le caniveau, j'enfonçai une main dans ma poche de sweat à la recherche du Graal : mon téléphone. L'objet technologique entre les doigts, je composai de toute urgence le numéro de la Police Nationale, dont je n'avais qu'un vague souvenir. A peine quelques tonalités qu'un fonctionnaire me répondait, coupant court à mes interrogations sur ma mémoire flanchante.

- Police Nationale, que puis-je faire pour vous ?
- Bonjour Monsieur, je suis très inquiète pour une amie… J'ai vraiment peur pour sa vie…

Ma voix tremblait et je luttai pour retenir mes sanglots d'angoisse.

- Expliquez-moi la situation. Que se passe-t-il, Madame ?
- Elle vit avec un homme. Et il est immonde. Je l'avais pas rencontré jusqu'à hier… Et il me fait peur… Il la traite mal.
- Qu'entendez-vous par maltraiter ?
- Il la frappe et il lui parle comme à une… Vous m'avez compris.
- Non, dites-moi.
- Il lui parle mal.
- C'est son droit.
- Hein ?
- Rien n'empêche une personne de parler mal à une autre.

Devoir formuler cette panique qui me rongeait à un inconnu n'était pas une mince affaire, et sa réceptivité plus que moyenne ne m'aidait pas à organiser mon capharnaüm mental.

- Il la frappe.
- Vous l'avez vu faire ?
- Hier, il lui a mis deux gifles !
- C'est rien, ça.
- Comment ça, "c'est rien" ?
- Ça peut arriver à tout le monde d'échapper deux petites gifles.
- Vous vous moquez de moi ?
- Pas du tout, Madame, j'essaie de relativiser.
- Vous ne relativiser rien du tout ! Je vous dis que mon amie est en danger de mort et vous me dites que c'est rien !
- Je pense que vous exagérez. Votre amie n'est pas en danger de mort. Sinon elle se serait manifestée chez nous d'elle-même.
- Vous êtes psychologue maintenant ? Comment pouvez-vous savoir ce qu'elle ferait ? Vous ne la connaissez pas !
- Justement, il faudrait qu'elle nous appelle pour nous parler de sa situation. Elle pourrait même venir déposer plainte si elle veut.
- Mais vous êtes bête ou quoi ? Vous croyez sincèrement que c'est si simple pour une femme battue ? Vous pensez sincèrement qu'elle se fait taper tous les jours par un mec et qu'à un moment, elle va se dire "Tiens, j'en ai un peu marre. Je vais aller porter plainte." ?! Et qu'elle va tranquillement venir vous voir ?!
- Ne vous énervez pas, Madame.
- Comment ?! Comment pourrais-je ne pas m'énerver ? Je suis face à quelqu'un qui me dit que la meilleure solution, c'est qu'elle vienne vous voir elle-même ! Qui vous dit qu'elle ne sera pas morte avant ?!
- Vous allez un peu loin.
- Je vais un peu loin ?!

Je beuglais dans mon téléphone. Les larmes ruisselaient sur mes joues, accentuant les cernes qui témoignaient de ma nuit blanche. Mon téléphone glissait dans mes mains moites et chacun de mes membres tremblaient. Un nauséabond mélange d'impuissance, de tristesse et de colère emplissait mes poumons, tandis que j'écoutais la réponse du policier, au ton visiblement (auditivement) agacé.

- Écoutez, Madame. Je n'apprécie pas la façon dont vous me parlez. Pour tout vous dire, nous sommes en sous-effectifs et travailler dans un commissariat n'est pas facile tous les jours. Alors, s'il vous plait, pourriez-vous faire l'effort de comprendre que nous ne pouvons pas répondre à toutes les craintes du quartier. Si la situation empire, dites à votre amie de nous appeler. C'est la seule chose que je puisse vous dire. J'en suis désolé, ma pauvre dame.
- Je ne suis pas votre pauvre dame.

Je pressai avec hargne le cercle rouge sur mon écran et, l'espace d'un instant, hors de moi, je voulus lancer mon téléphone sur la chaussée. Puis je me repris, ma raison me rappelant que ce n'était certainement pas le meilleur moyen d'arranger les choses.

J'hésitai à appeler une seconde fois le standard de la police, pour pouvoir, avec un peu de chance et plus d'éloquence, expliquer les faits à une nouvelle personne. Cependant, je me résignai, persuadée que l'aide ne proviendrait pas d'une institution de l'Etat.

J'hésitai à remonter dans cet immeuble, dans lequel logeait mon amie et son monstre. Mais comment aurais-je pu agir d'une quelconque manière, bloquée à l'extérieur ?

J'hésitai à rentrer chez moi, avec l'espoir que le temps passant, les sentiments haineux de l'homme s'apaiseraient pour laisser place à un paisible vide. Le calme après la tempête, si on voulait. Toutefois, ce scénario idéal ne se produirait pas et je me forçai à l'éliminer de mon esprit.

Le soleil brillait et j'errai dans les rues, emmêlée dans un problème qui semblait sans solution.

One More Day - Lisa & RoséOù les histoires vivent. Découvrez maintenant