(En média le lieu de l'enfance d'Aponivi -les rives du lac Quilotoa)
Je pianotais sur le comptoir depuis quelques minutes. J'étais pourtant décidé à ne pas inviter Elsa. Et puis j'avais reçu son message:
Je te trouve distant: pour te rassurer je te propose de rencontrer mes parents ce soir. Je t'aime!
Il n'en avait pas fallu plus pour confirmer ma décision. L'amour, l'engagement, rien de tout cela n'était pour moi. Certains m'auraient traité de lâche, mais la seule femme que je voulais pour toujours était celle qui m'avait vu naître.
Ma terre, mon amour.
Bien sûr, j'aimais beaucoup Elsa. Elle ne ressemblait à personne. Elle avait ce dénuement dans les mots, dans les gestes, ces manières de fauve indomptable. Ses épais cheveux châtains renforçaient cette impression féline. Elle était là en étant tout.
Comme moi, elle ne se laissait pas vraiment approcher. On pouvait venir vers elle, mais dès qu'on pensait l'avoir prise elle s'était enfuie, un filet de fumée moqueur s'évaporant dans l'air. C'était pour ça que j'avais voulu l'aimer. Avoir une sauvage de route, une compagne. Mais là où la raison fait des ravages, l'amour en fait de plus grands encore.
Je ne pouvais plus reculer. J'appréciais toujours beaucoup cette fille de l'air, ce brin de vent, bien sûr, mais je redoutais ce qu'elle désirait le plus: son rêve était mon enfer.
Et je savais que jamais je ne ressentirais ce qu'il aurait été normal de ressentir. L'Amour même était pour moi un échec. Alors ça se finirait comme ça, comme ça avait commencé. Par quelques larmes, quelques verres et quelques mots. J'avais un pincement au cœur. Trop léger comme toujours. Les émotions n'étaient pour moi que des saisons de passage.
Un éclat de soleil pénétra dans la pièce. Elle s'assit en face de moi. Une grande inspiration. Ça irait mieux après. Enfin pour moi.
- Tu veux boire quelque chose?
- Un chocolat. Je suppose que tu veux me parler de ce que tu dois dire ou pas ce soir à mes parents?
- Je ne viendrais pas ce soir.
- Quoi? Mes parents sont très occupés tu sais.
- Je ne les dérangerai pas. Ni ce soir ni jamais. C'est fini entre nous Elsa.
Une lueur d'incompréhension vint se fixer sur son visage d'ange. Elle attendait un sourire blagueur, une contradiction.
- Tu es sérieux? demanda-t-elle doucement.
- Parfaitement. Je suis désolé.
J'esquissais un mouvement pour attraper sa main dans un geste de réconfort, mais elle la retira vivement, manquant de peu de renverser sa commande tout juste servie.
- Va te faire foutre.
Elle sortit, dignement, la tête haute, le regard fier. Je laissais la monnaie de l'addition sur la table et la suivis, sans pour autant chercher à la rattraper. Je n'avais rien à ajouter à la conversation. Je ne voulais pas faire d'autres choix. Je savais, bien sûr, que tout cela ne pouvait bien se terminer. Pour autant, j'avais espéré ne pas me mettre sa famille à dos. Rien de mieux que de se brouiller avec la fille d'un des plus généreux donateurs du lycée pour apaiser les tensions domestiques. Et j'étais persuadé qu'elle se vengerait. L'amour blessé fait payer. Toujours.
Je rentrai chez moi, déposant les quelques pièces non dépensées dans ma tirelire d'économie. Je doutais de pouvoir un jour réaliser mon rêve.
J'avais plus jeune commis l'imprudence de révéler mes projets à ma tante. Elle s'était récriée, et malgré l'opulence dans laquelle nous pouvions vivre, elle prenait garde ce que je n'ai pas suffisamment pour voyager. Je savais qu'elle faisait ça pour moi, mais je ne pouvais m'empêcher de lui en vouloir. Elle entravait la seule réalité qui me tenait réellement à cœur.
L'année prochaine je serais libre de tous mes mouvements. Mais elle tenterait de dresser encore nombre d'objectifs devant moi, afin de me donner le temps de faire mes études. Son mari et elle me voyait bien faire une prépa, une grande école où ce genre de sérieux qui allait à n'importe qui mieux qu'à moi.
Une fois rentré, je montais dans ma chambre. J'étais bien trop prudent pour voler ou vendre ce qui ne m'appartenait pas, cependant ce qui était à moi ne le restait pas longtemps. Je revendais bon nombre de mes affaires onéreuses pour en acheter de plus basiques. C'était ridicule, je le savais, mais il n'y avait que ce projet qui me permettait de tenir.
J'avais un petit travail aussi. Enfin si on pouvait l'appeler ainsi: régulièrement je retapais les achats du magasin d'antiquités pour un salaire de misère. Heureusement que je m'entendais bien avec le gérant. Parce qu'il me fallait économiser. Encore et toujours économiser.
***
- Porte-de-Lyon.
A peine le bus à l'arrêt, je me précipitais dehors. Quelques rues plus loin, je m'engouffrais dans un immense bloc de béton. L'hôpital. Je détestais son odeur de trop propre, de trop doux, de trop caché. Tout était laid et nauséabond.
Sauf elle.- Maman? chuchotais-je.
- Tu vas bien mon chéri?
- Très bien, et toi maman?
- Ça va tellement bien que les médecins me donnent deux semaines loin d'ici en avril. On ira chez ta tante bien sûr, mais que dirais-tu d'un voyage rien que toi et moi? La mer ou la montagne te ferait le plus grand bien, tu es si pâle mon petit amour. Tu choisiras.
- Avec plaisir maman. Si je n'ai pas trop de devoirs, ou que je n'ai rien de prévu... répondis-je évasivement
Je la serrais doucement contre moi, respirant au passage son éternel parfum de liberté, la même flagrance douce s'élevant de son cou que lorsque nous jouions au bord du lac, quelques dix ans plus tôt.
Ça n'était pas que je n'avais pas envie de passer une semaine avec ma mère loin de tout. Seulement le parfum de sa peau était la seule chose d'elle qui me restait familière. Le reste était le fruit de ses nerfs malades, des séances de thérapie et de son enfermement dégradant.Elle était devenue chétive, elle qui autrefois respirait la vie. Elle avait perdu son énergie. L'étincelle de ses yeux aussi.
En y réfléchissant, il me sembla que c'était le même genre de regard éteint qu'avait Liam aujourd'hui.Était-il lui aussi exilé, malheureux, creusé jusqu'à l'âme par une absence?
Non, son passé était différent, bien différent, j'en étais certain. Abyssal, certes, mais loin des maux de maman.Parce qu'après tout chacun d'entre nous a ses fantômes.
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Le secret de Liam
Mystery / Thriller"Ça n'est pas parce que la souffrance vous a choisi une fois qu'elle vous évite ensuite." Liam. Quatre lettres. Quatre ans. Un secret inavouable. "Il y a quelque chose qu'on peut aimer bien plus que la richesse et les femmes, c'est la Terre qui nou...