5. Vers le pic des étoiles 1/4 (réécrit)

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– C'est affreux... affreux !

Anna Grimsey, déconfite devant son journal, ne toucha plus à son œuf à la coque, ni à ses tartines grillées. Sa lecture avait définitivement achevé son appétit déjà malmené par l'anxiété du départ.

– Na ? demanda sa sœur.

Catherine Madison tenait sa tasse de thé à mi-chemin entre la table et ses lèvres, comme gelée par le blizzard, et attendait.

– Six morts ! Mais regardez ! Pauvres malheureux ! Est-ce bien le jour pour apprendre pareilles nouvelles ?

– Quelle horreur ! dit madame Madison en lui prenant la gazette des mains.

Luiset leva les yeux, désormais intéressée. Sa mère lut quelques passages de l'article et résuma à voix haute :

– Un accident de diligence... Les chevaux allaient trop vite... sur une route qui surplombait un ravin...

– On va monter à bord de l'engin du diable ! Oh... si les Grimsey nous voyaient !

– Mais... commença la jeune Madison, paniquée à l'idée que sa mère change d'avis.

– C'est terrible. Mais... il ne faut pas penser à cela. Après tout, ton père s'est bien renseigné sur la compagnie.

Elle faisait son possible pour garder son calme. Ce fut plus facile lorsqu'elle se fut levée pour jeter le journal froissé dans l'âtre de la cheminée, comme si les flammes éloignaient la vérité, qu'elles embrasaient les âmes des accidentés ; en somme, qu'elles aidaient à tourner la page. 

– Catherine... Nous n'allons quand même pas... Nous ne pouvons pas ignorer le danger... Et puis la Forge est la seule compagnie qui mène au Mont si vite, Arsène n'a pas vraiment eu le choix.

– La Forge n'a connu aucun accident, que je sache.

– Voilà, Na, ajouta Luiset.

– Je vous préviens, au moindre doute nous reviendrons à pied s'il le faut !

Vexée, Anna Grimsey mordit alors à pleines dents dans une tartine. L'épaisse confiture coula pour s'écraser dans un bruit spongieux en éclaboussant sa manche, provoquant l'hilarité des filles Madison.


-⸙-

Ce fut donc dans une meilleure ambiance que Luiset et sa tante quittèrent le domaine, et sans adieux larmoyants. Les embrassades furent chaleureuses et la dernière image qu'elles virent de Catherine fut celle d'une femme souriante qui agitait la main en signe d'au revoir. Le fiacre les déposa dans la ruelle qui menait à la compagnie. Du sel avait été déposé contre le gel matinal qui persistait sur les zones d'ombres. Éricus Totter s'assurait du bon déroulement des opérations. Il fit la présentation du client qui allait accompagner les deux dames pendant que Garrett Jame, le postillon et le cocher s'occupaient du chargement de leurs bagages dans la diligence.

– Mesdemoiselles, je vous présente Tiam Nuegill.

– Enchanté de faire le voyage en votre compagnie.

– Monsieur Nuegill est attendu au Mont pour devenir le médecin officiel des moines, précisa le directeur.

– J'avais entendu dire que les moines étaient eux-mêmes médecins, déclara Anna.

– Ils sont plutôt guérisseurs, mademoiselle Grimsey, mais hélas il leur manque les enseignements de la médecine moderne, expliqua-t-il.

Un peu plus âgé qu'elle, Tiam avait de beaux yeux bleus, une carrure d'athlète et de grandes mains soignées. C'était dans cet ordre qu'Anna l'avait jugé. Elle n'était pas insensible à cet homme rassurant et déjà ses premières craintes se diluaient.

– Nous sommes ravies de partager la diligence avec un homme de votre rang.

– Vous connaissez déjà mon apprenti, enchaîna Totter, il fera également partie du voyage. Le cocher et le postillon sont déjà dehors.

– Il est temps ! prévint Garrett Jame pendant que Tiam buvait la dernière goutte de son café.

Le directeur conduisit ses clients à l'extérieur. Les trois employés portaient une tenue de voyage simple dont seul l'écusson aux couleurs de la Forge offrait un peu de fantaisie.

– Prêt, monsieur Malty ?

L'homme trapu et bien charpenté descendit du marchepied. Anna fut confortée dans l'idée que rien de mauvais ne puisse leur arriver.  

– Le dernier bagage est à bord, monsieur Totter. Et Lieu est déjà à son poste.

Le postillon semblait converser avec les chevaux.

– Splendide, pile à l'heure pour le départ, dit-il après avoir refermé sa montre à gousset en or dans un claquement théâtral.

– Je vous en prie, dit le médecin en laissant monter Anna et Luiset en premier.

Les deux femmes entrèrent dans la prestigieuse diligence pour prendre place à l'arrière. Tiam Nuegill s'assit devant elles, sur la banquette qui lui était attribuée. Lorsque Garrett monta à son tour, le médecin arqua un sourcil, surpris.

– Monsieur Jame est présent au nom de la compagnie mais voyagera dans votre voiture, expliqua Éricus Totter qui avait remarqué ce sourcil qui ne se baissait pas. Je vous souhaite un très bon voyage.

– Allez, hue !  

Le fouet fendit l'air et la diligence s'actionna. Par la fenêtre les trois clients regardaient l'homme à la canne qui les saluait. 

– Oh, Na ! C'est parti !

Luiset Madison (Trilogie)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant