Chapitre I - Un Etrange voleur

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Marie Vacher, honorable concierge d'un immeuble calme et opulent du boulevard Sébastopol, donnait une fois encore libre cours à son goût presque obsessionnel du détail : le seul mouton noir parmi les résidents, un fils de famille qui menait une vie de patachon, était rentré les chaussures crottées et avait maculé le bois verni de l'escalier.

Au terme d'une longue journée et d'une discussion de deux bonnes heures avec madame Fragon, la vieille boutiquière du rez-de-chaussée, Marie avait décidé de retourner chez elle pour se jeter avidement sur le dernier roman-feuilleton dans son journal quotidien : une histoire sombre et captivante, avec une frêle héroïne en danger, un héros plein de panache, un ennemi effrayant et malfaisant qui s'adonnait à la magie noire. Happée par le récit, elle n'avait pas vu le temps passer.

Elle dévorait les lignes finales quand le bruit d'un pas lourd dans l'escalier avait attiré son attention. Elle avait lancé un regard à l'œil-de-bœuf au-dessus de sa petite cheminée : les aiguilles marquaient minuit douze, une heure bien tardive pour quelqu'un qui, comme elle, était toujours debout aux aurores. Posant son journal sur le guéridon, elle s'était levée de son fauteuil et avait déverrouillé la porte de sa loge, pour apercevoir le jeune monsieur Lépicier qui venait de rentrer d'une de ses tournées nocturnes. Elle n'avait pas vraiment envie de savoir où ce godelureau avait traîné ses basques.

Pour une fois, il n'avait pas attendu le petit matin, mais à son pas hésitant, il devait être imbibé d'une généreuse dose d'alcool. Elle avait alors découvert l'horrible spectacle du bois soigneusement encaustiqué maculé de hideuses traces boueuses. C'était son honneur qui était en jeu : elle s'enorgueillissait de porter son métier à l'absolue perfection, c'était le moment de le prouver !

Elle était encore tout habillée, le chignon crânement dressé sur sa tête. Enfilant son manteau et empoignant seau, balai, serpillière et cire, elle avait fait irruption dans la cage d'escalier. Ravalant sa légitime colère, elle avait entrepris de réparer l'insupportable outrage, afin que les locataires puissent retrouver le lendemain des marches impeccables.

Lorsqu'elle mit la dernière touche à son œuvre, passant sur le bois le chiffon imprégné d'encaustique, mais en prenant soin qu'il ne soit pas glissant et dangereux pour les habitants de l'immeuble, il était deux heures du matin. La fatigue commençait à alourdir ses paupières et ralentir ses gestes. Un soupir gonfla son ample poitrine ; il faudrait qu'elle parle sérieusement à madame Lépicier : il était plus que temps pour son mari et elle de se soucier des habitudes de leur garçon... Ce genre de travers gagnait trop souvent les étudiants, conséquence d'une vie oisive à ne rien faire de leurs dix doigts, au lieu de pratiquer un travail honnête.

Posant une main sur son dos douloureux, elle se pencha pour soulever son seau et partit vider l'eau sale dans la rue ; elle savait qu'il n'était pas prudent de sortir seule aux heures nocturnes, mais des policiers faisaient des tournées fréquentes sur le boulevard, préservant la quiétude de ses habitants.

Un châle de laine jeté sur les épaules, elle déverrouilla la porte avec précaution : même si elle doutait de la présence d'apaches égarés dans le coin, on n'était jamais trop attentif. Le boulevard paraissait totalement désert, à l'exception d'un fiacre occasionnel et plus rarement d'un de ces horribles véhicules électriques qui avançaient dans un crépitement d'éclairs. Elle inspira l'air frais de la nuit ; au-delà du relent habituel de fumée, de crottin et d'égouts, il y avait autre chose d'indéfinissable... comme la senteur des pavés avant la pluie, mais en plus subtil.

Elle aurait presque pu appeler cela... une odeur lunaire. Mais elle n'avait aucune idée de ce qui lui donnait cette impression. Une vague inquiétude s'empara d'elle, même si les apaches tant redoutés n'avaient pas daigné se montrer. Un chat détala en miaulant ; elle sursauta violemment, avant de se dire qu'il devait s'agir, à part elle, de l'unique créature vivante dans la rue. Soulevant son seau, elle en versa le contenu par la grille de l'égout. Puis, le posant pour resserrer son châle autour d'elle, elle leva les yeux vers le ciel.

Histoires hermétiques - La Tisseuse de Lune [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant