Le bureau que dirigeait le capitaine Borée était situé dans un discret immeuble du sixième arrondissement de Paris, où personne n'irait chercher une cellule dépendant des services secrets de l'armée. Peu de gens connaissaient l'existence de cette microscopique unité constituée par le capitaine lui-même, quelques collaborateurs dévoués, sa très efficace secrétaire Victorine Plessis et un réseau complet d'honorables correspondants aussi variés qu'insolites.
À la vérité, pour la très cartésienne République, financer un département dont la raison d'être était d'enquêter sur des phénomènes étranges et inexplicables avait quelque chose d'inavouable – même sur une ligne bien dissimulée au cœur du budget militaire. Cependant, le gouvernement français n'était plus à une contradiction près ; elle le sollicitait bien souvent pour intervenir dans la capitale et plus largement le pays, voire, à l'occasion, dans les affaires des nations étrangères si elles menaçaient d'une façon ou d'une autre la sécurité de la patrie.
Âgé d'une quarantaine d'années, aussi net de personne qu'ordonné dans sa pensée, le digne militaire parvenait à faire des miracles compte tenu des moyens étiques qui lui étaient alloués ; sur ce point, il faisait plus qu'honneur à la légendaire débrouillardise du peuple gaulois. Malgré ses efforts – ainsi que ceux de Victorine – pour éviter que le chaos ne gagne la partie, les piles qui trouvaient résidence sur le cuir du vénérable bureau s'élevaient obstinément vers les hauteurs de la pièce. L'affaire des « cambriolages au clair de lune » aurait pu y être noyée pour un temps indéterminé si l'effondrement d'une de ces piles ne l'avait opportunément ramenée à la surface.
De prime abord, les faits paraissaient simples : une vague de vols avait lieu dans des appartements cossus de la capitale et l'opinion, du moins celle qui avait un certain poids dans les hautes sphères de la société, commençait à s'en émouvoir. Mais hélas pour la Préfecture de Police et pour le ministère de l'Intérieur, un seul et unique témoignage pouvait offrir une piste sur le coupable de ce forfait : les délires insensés d'une concierge à l'imagination un poil trop fertile, rapportés par un de ces gardiens de la paix avisés qui servaient bien souvent de relais pour le bureau.
Le dossier transmis par le sous-brigadier Fornassier contenait des éléments si troublants que même le capitaine Borée, qui avait vu passer tout ce que ce monde pouvait compter de légitimement bizarre, en restait lui-même perplexe. Il n'avait eu d'autre choix que de faire appel à la seule personne dont l'érudition dans le domaine était assez étendue pour identifier le phénomène. Aussi, en un pluvieux matin d'octobre, Victorine introduisit dans la pièce un individu qu'il aurait été justifié de qualifier d'excentrique en considérant son allure... un peu voyante.
Le capitaine se leva pour saluer son invité, qu'il tenait pour un collaborateur sérieux et avisé : le comte d'Alexandre d'Harmont, encyclopédiste de l'Étrange, personnage bien connu de tous les milieux ésotériques, fort respecté voire fort courtisé : nombre de médiums et autres clairvoyants nourrissaient le secret espoir de figurer entre les pages de son grand œuvre. Même si le comte faisait montre d'une certaine tolérance amusée pour les charlatans et les mythomanes, tant qu'ils demeuraient inoffensifs, il éprouvait une aversion profonde contre tous ceux qui usaient de leurs dons – ou de ceux qu'ils prétendaient posséder – à des fins malhonnêtes. Tout autant que l'attrait suscité par ces enquêtes pour son esprit ouvert et curieux, ce sens de la justice le portait à coopérer fréquemment avec le bureau.
C'était un homme qui fréquentait la soixantaine, sans pour autant l'épouser. Ses longs cheveux argent tombaient sur ses épaules telle une cape, par-dessus un costume de velours violet aux parements brun-orange ; mais Borée l'avait vu paraître dans des couleurs plus extravagantes encore. La canne qui ne le quittait jamais dissimulait une lame d'autant plus redoutable que son propriétaire savait parfaitement l'employer. Ses yeux gris brillaient d'intelligence et d'une pointe de malice bien disciplinée.
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Histoires hermétiques - La Tisseuse de Lune [Terminé]
ParanormalEn cette toute fin de XIXe siècle, Paris est le théâtre de faits insolites : une concierge affolée prétend avoir vu un voleur courir sur des rayons de lune. C'est ainsi que débute pour le comte Alexandre d'Harmont, encyclopédiste de l'Étrange, et le...