Cet émoi

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Ils étaient dans la place. Arrivés ensemble. Même de nuit, ici, ils avaient chaud. C'était l'été, et seule la fontaine, au milieu du rond-point, rafraîchissait l'ambiance et tuait le silence.

Ils étaient seuls.

*

C'était un paumé, à peine majeur. Dix jours qu'il rôdait dans cette immense ville, dont les limites ne semblaient pas exister. Il était essoufflé. Il venait à peine de retrouver son engin, une Harley trafiquée...

La voir lui redonna espoir.

*

C'était un exécuteur, programmé pour tuer. Trente ans de métier, ça ne s'oublie pas. Il descendait de sa magnétoc encore chaude... Il voulait finir pied à terre cette chasse, comme le gibier... Prendre son temps, maintenant qu'il avait gagné. Malgré sa fureur, il dégustait cette saveur particulière de la chasse ; cet émoi mélangeant douleur de la perte et joie de la vengeance.

Cet émoi : il aimait ça.

*

Il n'avait jamais vu une telle mécanique... Elle ne ressemblait à rien de commun, ou plutôt, à rien de ce qu'il connaissait. Pas une moto, plutôt un mélange avec un drone... Il en avait vu les possibilités, mais ne savait ni son nom, ni comment s'en servir. Il avait vu cet homme la manœuvrer, il l'avait vue franchir sans difficultés les passages les plus étroits, il l'avait vue voler quelques mètres au-dessus des obstacles et il l'avait vue emprunter murs et toits comme de simples routes. A l'évidence, il est impossible de semer quelqu'un conduisant un tel engin. Bien trop rapide et trop maniable... Il jeta son vélo inutile, qu'il avait volé à un enfant ; un jouet ; à quoi bon ? A chaque respiration, qu'il avait haletante, il changeait d'émotion, jonglant de cet émoi de joie, de voir sa porte de sortie, à celui de désespoir, de la savoir inaccessible. Cesse. Ressaisis-toi. Rien n'est perdu.

Cet émoi : il détestait ça.

*

Oui : il avait gagné la course. Le voyou ne fuyait plus. Au contraire, celui-ci était visiblement à bout de souffle. Il fallait profiter de sa fatigue. Alors il dégaina son arme. Il n'aurait pas un mot à dire. Tout irait très vite, à présent, il le savait. Très vite. Il avança, lentement. Le visage grave. Son arme pointait en l'air. Il savait qu'il l'impressionnait. Il impressionnait tous les voyous. Mais pas pour l'uniforme. Ils n'ont pas peur de la police. Ils n'ont peur que de la vengeance. Ils ne connaissent qu'une loi, ils n'ont donc peur que d'une loi.

La loi de la peur.

*

Il s'épongea le front. Il devait traverser la place. La Harley était contre le mur. Derrière le flic. Peut-être ne l'avait-il pas remarquée. Mais lui, oui. Dix jours. Dix jours qu'il cherchait cette place, qu'il fouillait cette ville inconnue, ce labyrinthe à rendre fou. Ce ne sera pas à cause de cet homme qu'il allait renoncer à saisir sa chance... Le hasard l'avait bien aidé. Sa course l'avait porté jusqu'ici. Il avait donc décidé d'accepter ce défi du destin. Il allait rejoindre sa Harley. Mais comment ? Il y avait cet homme, cet obstacle...

Il le vit pour la première fois : il était défiguré ; un de ces hommes dont on ne regardait qu'un instant le visage, avant de détourner les yeux en grimaçant. Puis il vit l'arme qu'il portait. Elle était... sans doute défigurante... en tout cas, imposante.

*

Il avait une cicatrice, depuis quarante ans. Celle-ci traversait l'orifice de son œil manquant et entaillait ses lèvres épaisses. Il ne se rappelait pas de l'agression. Il savait juste qu'il était resté une semaine dans le coma. Et il se souvenait peu des jours suivants. Les docteurs avaient parlé d'amnésie partielle. Quant à son œil... Il faudra qu'il vive sans. S'il survit... entendait-il encore ; l'un de ses rares souvenirs de l'agression. Cette cicatrice... Douleur physique. Et vengeance. Évident désir de vengeance, qui lui donnait sa réputation... S'il avait tout oublié du mois précédant l'agression, du moins savait-il qui l'avait torturé. Les journaux en avaient parlé. L'empoignade avait eu des témoins... Il s'agissait de sept hommes en veste de cuir, armés... Sept, et moi... seul, sans arme...

Brèves (G. GEAUZ)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant