Interlude second

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C'était un homme à la taille imposante assis sur un tout petit tabouret. Ses doigts longilignes et osseux sortaient des manches bien boutonnées de la veste de son costume intégralement noir ; ils pianotaient avec une grande aisance, sans un seul tremblement, sur le piano en face duquel il se tenait.

Dégagés vers l'arrière, tenus par un gel à base d'un savant mélange de plantes, ses courts cheveux cuivrés reposaient sous un béret au motif carrelé. Dans l'ombre du rebord de sa casquette, ses yeux, aux iris d'un bleu tirant dangereusement sur un noir on ne peut plus profond, ne clignaient pas. Les traits tirés, les lèvres pincées, son visage restait concentré, impassible, sur sa tâche. Des cernes bleuis traçaient de fines poches sous ses paupières pâles, mais il n'en avait cure ; il continuait de jouer, sans relâche.

Cet homme s'appelait Népomucène et aujourd'hui, il atteignait sa trentième année d'existence.

Paraît-il qu'on l'avait nommé à sa naissance d'après un grand homme de foi tchèque. Mais Népomucène n'avait jamais aimé ce prénom. Voilà pourquoi il ne s'y était jamais vraiment attaché ; il s'était uniquement contenté de l'accepter. Après tout, cette appellation ne le définissait pas. C'était son père qui avait choisi, lorsque sa mère était partie. Népomucène n'avait jamais compris les motivations paternelles d'un tel choix. Enfin, il n'avait jamais vraiment compris son père. Peut-être était-ce pour cela qu'il n'avait pas éprouvé de remords en le tuant.

Oui, Népomucène avait tué son père quand il avait dix ans. Avec un petit couteau au manche doré. Il s'en souvenait encore, comme chacun des moments importants de sa vie. C'étaient en grande partie des instants où il avait lui-même ôté des vies.

Son père fabriquait de drôles de choses, dans une petite pièce toujours fermée à clés, dont l'entrée lui était interdite, à l'époque. Un jour, Népomucène avait bravé sa peur de l'être dominant, et avait ouvert la porte. Il avait vu son père trifouiller dans le ventre de quelque chose, les mains barbouillées d'un liquide rouge et luisant, qu'il suggéra être du sang. Le tout dans un brouhaha spongieux dégoûtant. En réprimant un haut-le-cœur, il avait, sans y prendre garde, fait dégringoler nombre de bocaux se trouvant sur une petite étagère branlante derrière lui.

Surprit, son père s'était retourné vers lui, et, en l'apercevant, son expression crispée de colère s'était métamorphosée en quelque chose que le jeune garçon n'avait jamais vu. Le reste aura marqué Népomucène à vie.

Son père s'était alors jeté à ses genoux, implorant son fils de l'achever, et en déblatérant à toute vitesse que, maintenant, il serait prêt à porter cet héritage, qu'il comprendrait tout en se rendant dans la petite boutique à l'angle de la rue, où on vendait des miroirs et des cristaux.

Donc, sans se poser trop de questions, Népomucène avait saisi le coutelas qui lui tendait son propre géniteur, et il avait tué son père, en lui enfonçant la lame dans le cou. Après tout c'était la volonté de son père, que pouvait-il faire d'autre qu'obéir ?

C'avait été une lente agonie. Népomucène avait laissé le corps tomber, sans force, et se vider de son sang dans la pièce secrète désormais accessible.

Non, Népomucène n'avait jamais été un sensible. Il avait appris à ne pas accorder trop d'importance à ce qui l'entourait. Tout était futile, inutile, superficiel. En particulier les sentinments. Depuis ce jour funeste, il se contentait d'errer dans le spectre qu'était devenu sa vie.

Il n'avait jamais aimé son père.

Enfin... tout bien réfléchi, il n'aimait personne.

Népomucène avait toujours été seul. Le jour de son anniversaire aussi. Il mangeait toujours les mêmes conserves de haricots blancs, avec la même petite cuillère en argent, assis dans une cuisine tombant lentement en ruine, où les vieux rideaux sales aux motifs floraux dépassés étaient toujours tirés, et où l'humidité faisait gondoler la tapisserie. Il était destiné à rester seul, tel une ombre dans un taudis tombant en ruines, et ce depuis le jour de sa naissance. Même son père l'avait toujours délaissé pour faire joujou dans sa pièce secrète, ou sortir à minuit passé dans les rues désertes, croyant que son fils dormait.

Népomucène n'avait rien, si ce n'est ce que son père lui avait laissé sur les bras. Et ce vieux chat, qui semblait ne rien perdre de sa jeunesse, au poil d'un noir resplendissant et aux yeux d'un vert étonnant, qui l'avait vu grandir, et qu'il nourrissait avec des souris et quelques parts de bacon froid.

En fermant les yeux, il joua les dernières notes d'une symphonie qui aurait arraché des larmes à n'importe qui, mais pas à lui, le fantôme dans son costume d'apparat. Il connaissait le dénouement par cœur. Il savait comment tout cela allait se terminer.

En fait, Népomucène était juste vide.


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⏰ Dernière mise à jour : Apr 11, 2017 ⏰

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L'Empailleur d'EnfantsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant