Chapitre quatre

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Tout d’abord du noir. Une marée insondable de noir. A perte de vue. Je n’entends rien à part un battement qui résonne à un rythme régulier. Alors ça y est? Les ténèbres m’ont fait prisonnier? Et Charlotte? Charlotte! Où est-elle? Sur cette interrogation, je tombe dans le nuage bienheureux de l’inconscience.

Quand je reprends connaissance, je suis étendu dans la neige. Levant la tête, mes yeux se posent sur une vision d’horreur! Les corps mutilés du marchand de marrons et de Charlotte gisent près de moi dans une mare de sang et de bouts de cervelle! Un cri venant du fin fond de mon âme se fraie un passage pour retentir à travers le silence. Je me lève mais mes jambes me lâchent et je tombe à genoux à côté de Charlotte. Ses yeux bleus si pétillants ne sont plus que des vitres ternes où se reflète l’éclat de la surprise. Sa bouche est tordue dans une grimace de douleur inouïe, son bras gauche forme un angle bizarre, du sang suinte du trou béant où s'est logé la balle et coule le long de ses tempes en formant des larmes de sang cristallisé. Cette scène est insupportable! Mon être n’est plus que souffrance. J’ai l’impression que ma tête va se fendre tant le hurlement que j’émets est empli à la fois de douleur, de tristesse et de peur. Puis je m’écroule sur le corps de Charlotte.

Je ne sais combien de temps je reste ainsi là. Cela m’est égal. Je ne quitterai pas Charlotte. Il se met à neiger mais je ne bouge pas. La nuit tombe mais je ne bouge pas. Le froid s’insinue à travers les pans de mon manteau mais je ne bouge toujours pas. Finalement, c’est un rayon de lune heurtant mes rétines qui me fait réagir. Je parviens à me lever et je hurle à la nuit:
« Tout est de votre faute! A toi et à tes ténèbres répugnantes! Rendez-la moi! Elle ne supporte pas le noir! Ne la laissez pas errer toute seule dans les ténèbres éternelles! Je vous l’interdis vous m’entendez? Je vous l’interdis! Ne la transformez pas en cendres comme vous le faites pour vous débarrasser des anges déchus! Ne la réduisez pas à cela! Oui, elle était un ange mais elle n’était pas déchue si ce n’est de sa vie! Vous l’avez privée de son bien le plus précieux! Vous n’aviez pas le droit! Rendez-la moi! Rendez-la moi! » et secoué de spasmes, je penche la tête vers le sol et vomis. Je m’essuie la bouche avec de la neige et la crosse d’un fusil abandonné attire mon attention. Je le prends en main et réalise que c’est probablement l’arme qui a arraché la vie au marchand et à Charlotte! Terrifié, je m’apprête à le reposer immédiatement quand une cri affolé puis une voix retentit derrière moi:
« Il a tué! Cet enfant a tué! Seigneur! »
Je me retourne et aperçois une femme d’âge mûr qui me fixe le regard épouvanté. Avant que je n’aie le temps de réfuter les accusations proférées contre moi, elle tourne les talons et s’enfuit comme si sa vie en dépendait. Eberlué, je la regarde jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’un point visible, et l’oublie aussitôt. Malgré moi, mes yeux reviennent se poser sur les enveloppes corporelles du marchand et de Charlotte. Un torrent de larmes brûlantes et empreintes de douleur s’échappent des fenêtres de mon âme.

Ah mon âme. Elle est brisée en un million de morceaux coupant et déchirant les entrailles de mon corps gringalet. Mon cœur saigne. Jamais je n’ai eu aussi mal de toute ma vie. Ma mère dit toujours que la douleur morale est bien plus complexe et difficile à supporter que la douleur physique. Je proteste chaque fois qu'elle me le répète inlassablement. Mais à présent, je ne peux qu’approuver ses paroles.

Pris dans la tourmente de mes pensées noires, je sursaute quand un soldat me met en joue et lance:
« Emparez-vous de cet assassin juvénile! On va l'emmener dans l'endroit de circonstance qui lui ira parfaitement! Ne le torturez pas, là-bas, ils s'en chargeront merveilleusement bien! »

Paniqué, je lâche le fusil que je tenais toujours en mains et tente de fuir mais je reçois un coup sur la nuque et m'effondre à terre en proie à une douleur intense! Je parviens à entendre les mots: asile psychiatrique, cellule de confinement et Résistance avant de m'évanouir pour la énième fois!

Liberté emprisonnée Où les histoires vivent. Découvrez maintenant