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"Elle est déjà là ?
-Ben oui, comme toujours... Et puis tu le vois bien !
-Elle porte encore ce sweat-shirt, sérieux ?
-Non mais c'est bon, laissez-la tranquille..."

Les élèves entraient un par un dans la classe à peine ouverte par le professeur. Une personne était déjà installée au fond de la classe, juste à côté du mur. On ne distinguait d'elle que quelques mèches de cheveux clairs, son visage tourné vers l'extérieur était dissimulé sous une épaisse capuche noire. Son nom courait sur toutes les lèvres, et elle entendait à présent distinctement les commentaires péjoratifs qu'on lui adressait. Elle n'offrit à personne le plaisir de relever et les conversations continuèrent donc sans aucune gêne. Lorsqu'enfin les bavardages cessèrent, elle n'avait toujours pas quitté la fenêtre des yeux. Elle ne répondit pas quand son nom fut appelé pour l'appel, et pas plus quand le professeur l'interrogea.

"Lou, tu m'entends ? Je te parle Lou, voyons !"

Les chuchotements reprirent de plus belle lorsqu'elle tourna la tête en soutenant le regard de l'adulte qui lui faisait face. Celui-ci attendait sa réponse en la dévisageant. Sans prononcer un seul mot, elle détourna le regard et revint à la fenêtre. Le professeur se résigna et interrogea un autre élève, sachant qu'il n'obtiendrait rien de plus d'elle. La jeune fille continua donc à observer le chêne centenaire enraciné au milieu de la cour et ne fut plus dérangée jusqu'à ce que résonne la sonnerie qui la tira de sa contemplation.

Elle attendit que tous les autres élèves sortent tout en nouant ses lacets, et ne se leva que lorsqu'elle fut seule dans la salle de classe. Malheureusement Mademoiselle Moineau l'attendait à la porte et elle fut contrainte de s'arrêter lorsque celle-ci lui adressa la parole.

"Lou, attends un instant s'il te plaît, j'ai à te parler.
Écoute, il va falloir que ça cesse. Et commence par enlever ton casque de tes oreilles ! Merci.

Bon. Lou, tu vas passer en première : ça ne peut plus continuer comme cela. Tu sors du lycée pendant les récréations, tu n'essayes même pas d'adresser la parole à tes camarades, tu ne passes jamais à l'oral, même pour les exposés, et tu ne parles pas non plus à tes professeurs. Et on peut continuer comme ça encore longtemps ! Certaines personnes commencent à penser que tu es muette. Tu sais comme moi que ce n'est pas le cas Lou...

Tu ne pourras pas t'en tirer indéfiniment en te réfugiant derrière tes notes excellentes, même si tu les obtiens sans travailler ou même écouter tes cours. Tu ne sais toujours pas dans quelle filière tu iras l'an prochain, je me trompe ? Tu as toujours eu la même équipe pédagogique depuis que tu es arrivée ici, grâce à l'influence de ton père et au vu des évènements passés. Tes enseignants n'ont posé aucune question et sont toujours restés indulgents, alors qu'ils ne sont pas au courant. Je n'ai pas eu besoin de les informer de la situation, ils se sont fait une raison et ont accepté tes caprices les uns après les autres. Ils te connaissent mieux que tu ne le penses tu sais, et ils peuvent comprendre.

Mais l'année prochaine tout va changer, tu n'auras plus ta zone de confort, et ce peu importe la section que tu choisiras... Ce qui est sûr c'est que je ne serai plus ton professeur principal, et vu la situation actuelle je ne peux pas m'empêcher de m'inquiéter pour toi. Le directeur aussi s'inquiète de plus en plus d'ailleurs... Il souhaitait que tu ailles voir le psychologue scolaire. Nous savons tous les trois que tu n'y serais pas allé, mais il veut que ton comportement change.

Pour cela il a pris la décision de te confier la charge d'un nouvel élève qui arrivera la semaine prochaine. Tes parents ont donné leur accord et tu n'as pas vraiment le choix. Tu devras l'aider à s'intégrer, lui faire visiter le lycée... Mais bon, je suppose que tu te souviens comment ça se passe. Enfin bref, qu'en penses-tu ?"

Tout dans le visage fin de Mademoiselle Moineau, la prof du lycée la plus jolie et surtout la plus sympathique, respirait l'espoir. Ses grands yeux noisette encadrés par de magnifiques boucles brunes cherchaient ceux de Lou, sans cacher son enthousiasme à propos de cette nouvelle. Le visage de l'adolescente, en revanche, restait fermé, et son regard fuyant était demeuré inexpressif du début à la fin. Estimant que sa professeure avait enfin terminé et sans décrocher un seul mot, elle remit son casque sur ses oreilles et tourna les talons. Mademoiselle Moineau la regarda partir, ne sachant que penser.

Lou monta dans le bus sans prêter attention aux personnes qui la dévisageaient au fur et à mesure qu'elle jouait des coudes autour d'elle afin de se frayer un chemin. Parvenue à une place libre, elle s'installa contre la fenêtre et découragea d'un regard noir le garçon qui s'apprêtait à prendre la place à côté d'elle. Elle monta le son de la musique au maximum pour se couper du monde. Elle oublia bientôt l'agitation ambiante et regarda avec une extrême lassitude le même paysage qu'elle contemplait tous les jours. Ses pensées se perdaient dans la pluie qui gouttait contre le carreau. Elle repassait en boucle dans sa tête les paroles de son professeur, et sursauta soudain.

On était vendredi, et elle l'avait complètement oublié ! Bah... Avec un peu de chance, il aurait un contretemps et ne pourrait pas rentrer ce week-end non plus.

En effet, quand elle passa la porte d'entrée, ruisselante d'eau et son casque autour du cou, sa mère l'attendait avec le téléphone à la main.

"Chérie ! Ton père est désolé, il doit retourner d'urgence à Pékin et ne pourra pas rentrer... Tu veux lui parler ?"

Sans l'ombre d'une hésitation ni même un bonsoir, Lou passa son chemin et monta les escaliers qui menaient à sa chambre. Après avoir écouté quelques secondes la discussion qu'entamaient ses parents et qu'elle entendait même en fermant sa porte, elle balança ses affaires contre son bureau, enleva sa capuche et s'installa confortablement dans son lit, la musique à fond dans ses oreilles. Toujours la même rengaine, comme tous les jours depuis 6 ans. Non la situation n'avait toujours pas évolué ! C'est malheureux pour eux, mais en même temps qu'est-ce qu'ils espéraient ?

Lassée, elle passa la soirée dans sa chambre.

On toqua à sa porte sans qu'elle ait une quelconque réaction. Sa mère entra sans attendre de réponse, un plateau à la main. Elle le posa sur la chaise de sa fille et repartit sans essayer d'engager la conversation. Lou ne toucha pas à la nourriture fumante. Elle se leva, alla à sa fenêtre et siffla deux fois. Il ne lui fallut pas attendre longtemps pour qu'un énorme bruit de cavalcade résonne à travers toute la maison. Elle ouvrit la porte et ébaucha un semblant de sourire mélancolique, comme à chaque fois que son meilleur ami la rejoignait.

Le chien loup qui lui faisait face lui lécha la main longuement et se jeta sur l'assiette pleine qu'elle déposa devant lui. Il mangea jusqu'à la dernière miette et vint se coucher au pied du lit où sa maîtresse s'était assise.

Après avoir rapidement terminé ses devoirs et s'être changée, Lou lut pendant quelques heures et finit par plonger dans un sommeil agité, tard dans la nuit, protégée par son fidèle compagnon aux yeux bleus.

La prison des souvenirsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant