La prison des souvenirs

3

"L'orage. Les pensées s'emmêlent, ravageant tout sur leur passage. Puis fuient et s'oublient... Avant de revenir, toujours plus fortes. Même si rien ne peut égaler les souvenirs."

Lou referma son carnet. Comme d'habitude, elle s'était levé tôt. Jack était déjà sorti se dégourdir les pattes. La journée d'hier avait été éprouvante.

Ce nouveau était lourd ! À sans cesse l'observer sans même se rendre compte qu'il devenait grossier... Elle ne le supportait pas. Il s'était installé bien trop près, la regardait bien trop souvent. Ses yeux posés sur elle la brûlaient. Et elle était censée le côtoyer, être sa tutrice ? Hors de question. Elle ne savait même pas à quoi il ressemblait, et elle n'avait aucune envie de le découvrir.

Aujourd'hui, tout irait pour le mieux s'il prenait des distances. Au contraire, s'il tentait d'entrer en contact avec elle, l'ignorer ostensiblement. En fait l'ignorer ostensiblement tout court, comme elle l'avait toujours fait jusqu'à présent avec tout le monde.

Rassurée par son état d'esprit, elle s'arrêta quelques minutes devant le miroir de sa salle de bain. Comme toujours, il valait mieux cacher sa trop grande maigreur dans son pull trop grand. Sa peau diaphane ne serait toujours pas en contact avec le soleil, mais sans doute était-ce pour le mieux. Ses yeux clairs ne seraient pas aveuglés. En fait, s'habiller comme tous les autres jours. Cette discussion intérieure matinale qui n'en était pas vraiment une lui était inutile, mais elle ne pouvait pas s'en empêcher. C'était un vestige.

Elle prit une pomme juteuse dans la cuisine et sortit sous le soleil à peine levé. Elle siffla deux fois comme à son habitude et commença à marcher en traînant des pieds, bientôt rejointe par son garde du corps. Elle suivit le petit chemin de pierre pendant plus d'une demi-heure, laissant ses cheveux flotter au vent. Elle s'assit bientôt à l'ombre d'un immense saule pleureur, à deux pas d'une berge humide. A même le sol, elle posa sa sacoche et se laissa aller contre l'arbre doux. Son adorable animal se coucha à ses côtés, silencieux. Il comprenait la solennité de cet instant.

Elle ôta son casque de ses oreilles et écouta le monde s'éveiller en caressant distraitement son ami. Elle somnola pendant un petit moment avant de se lever pour rejoindre l'arrêt de bus, tout en mettant sa capuche. Elle laissa son chien sous le panneau, libre de ses mouvements, et monta dans le transport en commun. Elle vit Jack partir lentement pour commencer sa journée.

Non mais c'est une blague ?! Que faisait-il là ? Il la suivait ou quoi ? Stop. Nathan ne l'avait pas vue, surtout ne pas bouger, ne pas aller s'asseoir. Ne pas passer devant lui. Ne pas le regarder non plus. Il était de profil à deux pas d'elle et elle lui tourna donc le dos. Elle mit son casque sur ses oreilles, ôta sa capuche pour qu'il ne la reconnaisse pas. Lui aussi avait de la musique qui résonnait dans ses écouteurs. Le trajet passa sans qu'elle osa faire un seul geste qui aurait risqué de la trahir, retenant presque sa respiration en frémissant lorsqu'elle le sentait remuer dans son dos.

Pour être sûre qu'il ne la verrait pas dans le bus, elle descendit à l'arrêt suivant, après celui prévu normalement, et arriva au lycée pile a l'heure. Mais elle n'avait pas eu le temps de rentrer dans la salle et dut attendre dans le couloir l'arrivée de sa professeure de français avec toute sa classe, trop bruyante. Elle entra enfin dans la classe avec une migraine horrible et alla s'installer sans faire attention à tous ses camarades qui la regardaient étrangement... Encore plus que d'habitude.

Qu'est-ce qui lui arrivait bon sang ?! Depuis quand était-elle à ce point préoccupée ? Depuis l'arrivée de Nathan. Elle le savait, mais refusait de le voir. Elle s'était à ce point habituée à ce qu'on l'ignore, même quand on ne la connaissait pas, que le fait qu'on chamboule son quotidien et ses habitudes la dérangeait. Mais ça n'expliquait pas tout !

Elle tenta de conserver la même attitude détachée que tous les autres jours, sans parvenir vraiment à cacher son trouble. Elle ne parvint même pas à s'empêcher de satisfaire sa curiosité.

En essayant de ne rien laisser paraître, elle regarda à sa droite. Elle détailla et analysa son voisin de classe des pieds à la tête. Il portait des baskets banales, entièrement blanches, et un jean noir un poil trop long. À sa poche gauche étaient suspendues des chaînettes en métal. Sa chemise d'uniforme était froissée mais au moins elle était propre, ce qui n'était pas le cas de celle de certains autres élèves de sa classe.  Sa cravate était impeccablement nouée, mais dénotait avec son allure. On sentait qu'il aurait préféré l'enlever et ouvrir les premiers boutons de sa chemise. Inconsciemment Lou retint sa respiration lorsqu'elle le dévisagea. Il avait un menton très fin et ses cheveux noirs de jais semblaient impossibles à coiffer tant ils étaient ébouriffés. Il portait un anneau à l'oreille gauche. Ses yeux... La fixaient. Il la regardait de ses grands yeux verts avec insistance, sans doute depuis un petit moment déjà. Un demi-sourire narquois commençait à se dessiner sur ses lèvres. Il se moquait d'elle ouvertement ! Elle lui tourna le dos, faisant semblant de rien. Elle n'avait pas rougi mais elle se sentait incroyablement gêné, même si elle se persuadait qu'elle n'en laissait rien transparaître.

Ce fut elle qui sortit la première de la classe, et cela étonna tout le monde. Elle pressa le pas en direction des grilles qui se dessinaient devant elle. Elle n'avait jamais remarqué que la cour était si grande ! À chaque pas qu'elle faisait, Lou avait l'impression que l'entrée s'éloignait de plus en plus. Elle se tétanisa lorsqu'elle entendit des bruits de course derrière elle, mais continua à marcher. Une voix haletante l'appela alors qu'elle passait la porte principale.

"Hé ! Lou ! Attends-moi !"

Elle accéléra. Elle avait presque atteint le rond-point jouxtant l'Institut maintenant. Mais la personne qui la suivait venait de la rattraper. Elle reconnut sa voix : c'était Nathan.