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"Vous savez, pleurer n'est pas bon pour la santé. Même si c'est déjà mieux que d'être en colère : ma maman elle dit que quand on est en colère 5 minutes, et ben notre corps il est tout cassé et il met 5 heures à se réparer tout seul. J'parie que vous étiez pas au courant !"

Lou s'immobilisa, interloquée. Elle se tortilla dans tous les sens pour apercevoir la personne qui venait de prononcer ces paroles incongrues. Il n'y avait pas âme qui vive.

"Vous voulez pas sourire, plutôt ? Mon papa il dit que quand on sourit, et ben on peut pas rester fâché ! Ni triste. Et c'est prouvé scientifiquement en plus ! Chuis sûr que ça non plus vous saviez pas !"

Lou n'arrivait pas à déterminer d'où venait cette voix. Alors elle se demanda si elle ne devenait pas folle. Peut-être avait-elle attrapé une insolation ? Ou alors c'était une hallucination due à la fatigue. Elle s'assit, toujours hébétée.

"Et ben voilà, c'était pas compliqué d'arrêter de pleurer !"

Elle sursauta quand quelque chose tomba du ciel. Un bâton. Un long bâton noble sculpté dans du bois blanc. C'était un bâton de marche. Il fut rapidement suivi par un petit garçon qui tomba par terre, fit un roulé-boulé avant de se relever d'un bond. Il se mit au garde à vous, le poing fermé sur le cœur.

"Jules, pour vous servir madame !"

Il épousseta ses vêtements, tout fier de son entrée.

"Ben alors madame, vous souriez pas ? D'habitude, dès que je vais quelque part, les gens me sourient. Mon papa et ma maman ils disent que j'apporte le soleil partout avec moi ! C'est joli, hein ? Mais moi je sais que le soleil il est dans le ciel et qu'il obéit à personne ! Enfin, peut-être à ses parents je sais pas... Faudra que je demande à ma maman ! Et puis dès que je croise quelqu'un, les gens ils disent que je suis mignon. Y a même quelqu'un une fois qui m'a dit qu'il m'avait vu dans un dessin animé ! Mais moi je sais bien que c'est pas possible, la télé elle est jamais venue chez moi ! A moins qu'ils ont pris des photos de moi ? Je sais pas... Faudra que je demande à mon papa !"

Jules était un vrai moulin à paroles. Avec ses cheveux en bataille, sa salopette noire de terre qui contrastait avec son bâton ivoire, et ses dents de lapin qui dépassaient de ses lèvres sans cesse entrouvertes, c'est vrai qu'il était digne d'un personnage de dessin animé. Presque une caricature, pensa Lou. Il la gonflait déjà.

"Pourquoi vous faites cette tête, m'dame ? Vous êtes perdue ?"

Il venait de s'interrompre dans son monologue. Il passait sans arrêt du coq à l'âne, aussi Lou mit un temps à comprendre que cette fois, il lui laissait vraiment la parole. Elle se releva, épousseta ses vêtements, et s'en alla sans demander son reste sur le chemin. Le petit bonhomme la suivit gaiement, faisant des pas chassés pour rester à sa hauteur, allant même jusqu'à courir lorsqu'elle pressa le pas.

"Ben qu'est-ce que vous avez ? Vous êtes muette ? Ou alors vous êtes fâchée ? J'ai dit un truc qui fallait pas ? Chuis désolé madame je voulais pas vous embêter ! Vous voulez que je vous appelle mademoiselle ? Mon papa il dit que ça se dit plus mais ma maman elle dit que c'est quand même plus poli..."

Lou ne put s'empêcher de lancer une remarque cinglante, exaspérée.

"Et pourquoi tu vas pas les rejoindre, tes parents, puisqu'ils sont si géniaux ?"

Jules s'arrêta sur le bord, les larmes aux yeux.

"Ah, c'est ça, je vous ai embêté. Excusez-moi, j'aurais pas dû. Je cherchais juste des amis..."

Il s'assit en se frottant les yeux. C'était plus fort qu'elle, Lou s'arrêta. Elle n'aimait pas voir les enfants pleurer pour des choses comme la solitude. Ça la révoltait, peut-être à cause de son vécu... Et elle n'avait pas croisé d'enfants aussi gentils depuis des années. Après tout c'est vrai, il était mignon. Il n'était pas comme ces autres enfants capricieux, accros aux smartphones, insupportables autant avec leurs parents qu'avec les autres adultes et qui ne connaissaient pas la politesse.
Elle fit demi-tour, ôta sa capuche afin de découvrir son visage et elle s'accroupit auprès de l'enfant en larmes.

"Ils sont où tes parents ?

-J'sais pas, à la maison j'imagine."

-Et pourquoi tu n'y es pas, toi, à la maison ?"

Il répondit d'une voix tremblante, en essayant de se calmer, malgré ses épaules qui tressautaient de sanglots.

"Vous savez, ma maman, tout le monde l'aime bien. Elle est jolie aussi. Et puis elle sait plein de choses et elle est très intelligente. Mon papa il est fort comme un bœuf, et y en a pas deux comme lui pour traire les vaches. Il est tout bronzé et même si il est un peu bourru, il s'énerve pas facilement."

Il marqua une pause et baissa la tête. Il était maintenant parfaitement maître de lui-même.

"Mais... Mon papa il boit beaucoup, et il est pas souvent à la maison. Il passe toute la journée avec les bêtes ou dans les champs. Ma maman elle met des très grands décolletés pour aller en ville. Et elle ramène des grands monsieurs à la maison. Parfois je les entends dans la chambre. Alors je me mets sous la couette avec mes écouteurs dans les oreilles et je mets le volume au maximum, même si mon papa il dit que ça me rend sourd. Une fois je suis rentré de l'école, et j'ai entendu que ça criait dans la maison. Mon papa avait tout découvert. Alors ma maman elle a cru que c'était moi qui lui avait dit, et le soir elle est rentrée dans ma chambre avec le mascara qui coulait de ses yeux. Elle m'a fait très mal, et elle a cassé beaucoup de choses dans ma chambre avant que mon papa arrive et l'arrête. Il l'a frappé pour qu'elle se calme. Depuis, ça crie très souvent dans la maison, et je fais comme avant, je me mets sous ma couette avec de la musique très fort dans les oreilles. Après leurs disputes, ils viennent parfois s'excuser dans ma chambre l'un après l'autre, mais je fais semblant de dormir. Et pis mon père boit encore plus, il devient violent et il tape parfois ma maman pour rien. Ils parlent de divorce, et ils sont tout les deux très malheureux. Ils se plaignent tout le temps auprès de moi de l'autre et de ses défauts, souvent en pleurant. Et puis à l'école les autres ils veulent plus jouer avec moi , ils disent que ma maman c'est une pute et que mon papa il devrait la jeter aux chiens. Et ils disent que mon papa il sert à rien, que moi je suis nul et que leurs parents ils leur ont interdit de m'approcher. Même que certains ils me traitent de bâtard. Mais j'ai les mêmes yeux que mon papa, et les même dents que ma maman quand elle était petite. Alors moi je sais bien que mon papa et ma maman ils sont mes vrais parents, et parfois je me demande si en fait ce serait pas mieux s'ils l'étaient pas. Alors je suis parti de la maison parce que j'en avais marre. Je voulais des amis. Mais je voulais pas vous embêter m'dame ! J'vous jure !

-On fait un bout de chemin ensemble ?"

Il leva la tête, étonné et larmoyant. La jeune femme au dessus de lui avait des cheveux blancs comme des nuages, et elle lui souriait d'un sourire tout timide comme un ange. Il prit la main qu'elle lui tendait et vint se réfugier dans ses bras en laissant libre cours à ses larmes.

La prison des souvenirsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant