La vie est un bien étrange mystère. Si la question de son apparition n'a toujours pas et ne trouvera peut-être jamais de réponse, il y a du moins une chose que nous savons. Une chose que nous constatons chaque jour, consciemment ou non. Elle est incroyablement fragile. Extrêmement malléable. L'événement le moins insignifiant peut changer tout son cours. Une simple décision peut la chambouler à jamais.
Jason en fit l'expérience malgré lui.
Rien ne le prédestinait ce jour-là à mettre ne serait-ce qu'un pied dehors. C'était un dimanche, et comme tous les dimanche - ou n'importe quel autre jour, en fait - il avait prévu de rester tranquillement chez lui à jongler entre Netflix et League of Legends. Mais c'est ce dimanche-ci que choisit son ami Norbert pour lui proposer inopinément via un SMS bourré de fautes d'orthographe un repas dans le McDonald's du coin. Dans un premier temps, Jason, soucieux de garder un régime alimentaire sain et équilibré, refusa sa proposition ; ce n'est qu'après que Norbert lui ait annoncé qu'il paierait sa part que Jason accepta.
Jason et Norbert se retrouvèrent donc devant le fast-food. Ils prirent leur commande, puis s'installèrent à la table la mieux placée pour observer de manière aussi attentive qu'inquiétante le groupe de filles assises un peu plus loin, et qu'ils n'auront de toute façon pas le courage d'aller aborder.
- Nom de nom mate-moi ce canon mec elle mérite un bon 8/10, estima Norbert tout en essuyant sa bouche dégoulinante de sauce.
- T'es sérieux ? Tu compares un être humain doué de conscience et d'émotions à un simple chiffre, sans même prendre en compte sa personnalité et les qualités intérieures qui composent son identité ? s'indigna Jason.
- Wow calme mec je disais ça comme ça...
- Mdr j'déconne j'lui mets un bon 9/10 et c'est pas la seule chose que j'ai envie de lui mettre, dit Jason, provoquant ainsi le rire de Norbert.
Une fois le repas terminé, et nos amis repus aussi bien au niveau de leur estomac que de leur imaginaire débordant de sexualité malsaine, ils se dirent au revoir et prirent chacun la route de leur domicile.
Jason hésita un instant à prendre le bus, mais il décida finalement de rentrer à pied en s'imaginant que quinze minutes de marche lui permettraient de brûler les calories qu'il venait d'absorber. C'est ce besoin de se donner bonne conscience qui changea sa vie à jamais.
En effet, à peine avait-il parcouru cent mètres qu'une lumière étrange attira son attention dans un buisson au bord du trottoir. Il s'en approcha, écarta le feuillage, se donnant l'impression d'un Indiana Jones sur le point de découvrir un mystérieux artefact maya, et découvrit, posée sur l'herbe, une lampe torche parfaitement normale.
Bon. C'était toujours ça de pris. Il la ramassa sans vraiment hésiter, l'éteignit, et continua son chemin.
Une fois arrivé dans son appartement, le premier réflexe de Jason fut de laver la lampe. Il ne savait pas combien de temps elle avait traîné là au bord du trottoir mais en tout cas elle n'était pas au summum de la propreté. Il saisit un chiffon et commença à frotter la lampe.
Alors, sous ses yeux ébahis, une étrange fumée rose s'en dégagea. Elle prit peu à peu forme humaine, jusqu'à prendre la forme d'un vieil homme corpulent et barbu. Mais rose.
- Bonjour, dit-il. Je suis le génie de la lampe.
Jason resta bouche bée un instant.
- Le quoi ?
- Le génie de la lampe, répéta le vieil homme vaporeux.
- Ah. Je pensais avoir mal entendu. Vous allez donc me proposer trois vœux je suppose ?
Le génie ricana.
- Les vœux, ça fait déjà pas mal de siècles que c'est plus à la mode mon petit bonhomme. Désormais notre spécialité ce sont les dilemmes.
- Les dilemmes ? dit Jason, soudainement moins excité. Ah d'accord. Non merci, vous pouvez rentrer chez vous. Sympa de vous avoir rencontré en tout cas.
- C'est trop tard maintenant, dit le génie. Tu m'as invoqué, tu ne peux plus faire marche arrière. Ou tu meurs.
- Je veux bien écouter votre dilemme, du coup.
- Laisse-moi réfléchir un instant.
Le génie réfléchit un instant.
- Voilà, finit-il par s'exclamer. Tu as le choix entre être immortel mais tétraplégique, ou être irrémédiablement invisible jusqu'à la fin de ta vie.
- Je peux prendre le temps d'y réfléchir ?
- Non.
Jason décida de le faire quand même. L'immortalité avait son charme, mais assortie à la tétraplégie... cela ressemblait plus à un enfer qu'à autre chose. Quant à l'invisibilité... pourquoi pas ? Tout le monde rêvait d'être invisible après tout. En vérité Jason ne voyait pas quel pouvait bien être l'inconvénient de ce choix.
- Je préfère être invisible, décida-t-il.
- C'est entendu, répondit le génie. Abracadabra. Tu es maintenant invisible. Salut.
Et le génie disparu d'un claquement de doigt, tout comme la lampe torche.
Jason baissa la tête, et constata avec stupeur qu'il était effectivement devenu invisible. Enfin... en partie. En effet, il n'avait pas pensé à un petit détail : si lui était invisible, ça n'était pas le cas de ses vêtements.
Il se précipita vers le miroir de sa salle de bain, et y vit une veste, une chemise et un jean qui semblaient flotter seules dans les airs. Problématique. Les passants risqueraient de trouver ça quelque peu étrange lorsqu'il se promènerait dans la rue.
A moins que... qu'il se promène nu ?...
A peine 3 minutes après son choix, Jason commençait déjà à le regretter.
Et ça n'était pas fini.
Par la suite, tout ne fit qu'empirer. Après une longue période de réflexion, Jason se décida finalement à sortir nu. Problème: on était en plein mois d'automne, et à peine rentra-t-il de sa sortie qu'il chopa la crève. Et le froid ne faisait que commencer.
Autre problème : quelques jours après le dilemme, sa mère l'appela sur son téléphone. Elle voulait savoir quand est-ce qu'il viendrait lui rendre visite. Il fut incapable de répondre. Idem pour Norbert, et tous ses autres amis. Ainsi que Justine, la jeune femme qu'il convoitait.
Peu à peu, Jason se replia sur lui-même. Son invisibilité le contraignit à commander tout ce dont il avait besoin sur internet. Il finit par s'enfermer chez lui, ne plus voir personne, ne plus répondre au téléphone, vivre reclus. Cela aurait pu avoir pour finalité de le faire porter disparu par ses proches inquiets, entraînant la perte de son domicile ; mais ils n'en eurent pas le temps. Incapable de trouver un job de par son invisibilité, il fut par la même occasion incapable de payer le loyer de son domicile, qui fut saisi par la justice.
Jason se retrouva donc nu, à la rue, en plein hiver, bientôt porté disparu. Heureusement pour lui, grâce à son invisibilité il put se chauffer dans le hall d'un grand hôtel sans être remarqué par personne. Puis, un jour, alors qu'il regardait la télé dans une des chambres, il tomba sur le reportage d'une certaine chaîne d'informations qui expliquait que des scientifiques avaient trouvé le moyen de reconstituer artificiellement la moelle épinière. S'ensuivit un discours scientifique incompréhensible, puis le reportage se termina sur la conclusion que cette découverte pourrait permettre bientôt de remédier à la tétraplégie.
Jason resta bouche bée.
C'en était trop.
Il prit un dernier verre du cognac volé dans les cuisines de l'hôtel, puis se jeta du septième étage.
Personne ne le remarqua.