Chapitre 1.

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Elle le savait. La dernière vague était la pire. 

Avant même d'en ressentir les premiers sursauts, son corps se prépara. Ses mains se crispèrent sur le rebord de la petite cuvette en émail, un frisson parcourut sa colonne vertébrale et ses membres se tendirent. Chacun de ses muscles semblait attendre, à l'affut du moindre changement. Enfin, après un temps qui lui parut interminable, elle reconnut dans ses entrailles le pincement douloureux, ce serrement si distinctif qui annonçait que, ça y est, c'était le moment. 

Traversant ses organes avec la violence brulante de la lave, un dernier filet d'une épaisse bile noirâtre gicla hors de sa bouche pour couler dans le fond déjà souillé du seau. 

Epuisée par cet effort final, Veronika laissa son corps s'affaler contre la fenêtre à côté de laquelle elle s'était assise. La fraicheur du soir qui traversait le verre se plaqua doucement sur sa tempe battant au rythme de sa fièvre et elle ferma les yeux pour goûter à la sensation familière qu'elle guettait après chacune de ses crises: celle de l'apaisement qui la gagnait petit à petit, remplaçant la douleur. Jusqu'à la prochaine fois.

Comme à chaque fois, elle se sentait absolument éreintée, vidée. Comme si elle avait couru pendant des heures, elle était recouverte d'une pellicule de sueur, son souffle était court et elle avait mal absolument partout. Il lui fallait regagner son lit avant de s'effondrer pour de bon. 

Veronika se leva avec mille précautions et, une main posée contre le mur pour se donner un peu plus de contenance, elle alla laver son seau dans un petit bidet au coin de la pièce. Elle regarda les derniers témoins de ce qu'il venait de se passer s'écouler dans un tourbillon d'eau. Ensuite, elle sécha le seau et se pencha pour le ranger avec ses frères, dans un placard.

-Comment c'était, ce soir? 

Brusquement, la jeune fille s'immobilisa, comme pétrifiée, avant de sentir le soulagement la gagner. Sans se retourner, elle rétorqua d'une voix aussi ferme que sa fatigue le permettait:

-Tu sais que ce n'est pas très poli de faire ainsi peur aux gens?

Kate lâcha un soupir agacé. Sans même avoir besoin de lui faire face, Veronika imaginait très bien le visage empreint d'ennui de son amie, ses sourcils froncés et sa moue boudeuse. Elle retourna près du bidet comme si de rien n'était, fit couler un petit filet d'eau et en passa un peu sur son visage et sa nuque endolorie. Elle fut interrompue par Kate qui avait traversé la pièce à grandes enjambées pour se poster juste à côté d'elle, les bras croisés sur sa poitrine. Elle avait enfilé un manteau un peu râpé par l'usage par dessus sa chemise de nuit, mais cela ne suffisait pas à l'empêcher de trembloter. Les journées avaient beau être plus clémentes, les nuits n'en restaient pas moins terriblement froides. 

-Tu ne peux pas continuer comme ça, Veronika. Tu le sais. 

-Je t'assure que tout va très bien. 

-Bien sûr, aboya son amie. C'est bien connu que toute personne en excellente santé se réveille régulièrement la nuit pour vomir tripes et boyaux! Tu me prends vraiment pour une idiote? 

-Tu devrais parler encore plus fort, histoire d'ameuter tout le monde ici, siffla Veronika. Tu as envie que Nurse Elia nous trouve ici? Tu sais ce qu'il se passe lorsqu'on ne respecte pas le couvre-feu. 

Tandis que son amie se mordait l'intérieur des joues, la jeune femme retourna s'asseoir sur le rebord de la fenêtre et entreprit de détacher ses cheveux roux. C'était devenu un rituel, lorsqu'elle sentait une crise arriver, de tresser sa chevelure avant de la nouer en chignon. Cela lui évitait d'avoir à se laver la tête en pleine nuit. Elle passa ses doigts entre les boucles, un moment qu'elle attendait toujours avec impatience. Car lorsque ses cheveux retombaient sur ses épaules, ça voulait dire que la crise était finie pour de bon. 

Mais maintenant que le seau était nettoyé et rangé, que son visage était lavé et que ses cheveux étaient dénoués, il lui était très difficile de faire abstraction de la colère sourde qui transpirait de Kate. Celle-ci fulminait, ses yeux lançant des éclairs assassins derrière la fine monture de ses lunettes. Veronika la connaissait suffisamment pour savoir qu'elle ne tiendrait pas sa langue très longtemps. Et elle avait raison.

-Donne moi une seule bonne raison pour ne pas courir tout raconter à l'une des Nurses, Veronika. Parce que là, franchement, je ne vois pas ce qui me retient de le faire.

-Je ne comprends pas que tu te fasses autant de mouron à mon sujet. Je vais bien, je t'assure! 

-Je ne te crois pas. Tu sais ce que ça me fait, de me réveiller et de me rendre compte que tu n'es pas là? Je ne sais jamais dans quel état je vais te retrouver...

-Non, effectivement, je ne peux pas savoir ce que tu ressens mais toi, tu sais très bien ce qu'il se passera si tu vas les voir. Les Nurses ne peuvent rien pour moi, elles ont déjà tout essayé et mon état n'a pas changé. Tu sais pertinemment ce qui arrive aux autres filles lorsqu'elles sont malades. Crois-tu que je veuille finir comme ça, dans un hospice insalubre, dans une chambre avec des gens encore plus malades que moi, loin d'ici, sans la garantie de revenir? Quitte à être souffrante, je préfère l'être ici. 

Veronika comprit aux yeux embués de Kate qu'elle avait peiné son amie. Mais elle avait raison: lorsqu'il arrivait que l'une des pensionnaires de Saint Hamlet tombe malade et soit emmenée en urgence dans un hospice, elle n'en revenait jamais. Et personne n'osait demander ce qu'elle était devenue. Sans doute parce que la réponse ne serait pas belle à entendre. 

Rassemblant ses dernières forces, elle se mit debout et s'approcha de son amie. Elle posa une main sur son épaule avant de lui adresser un sourire aussi serein que possible:

-Tu sais, je sens que mon état s'améliore. C'est peut-être l'arrivée du printemps, mais je me sens vraiment mieux, je t'assure. Les crises sont moins nombreuses et moins violentes.

-C'est vrai? Tu ne dis pas ça pour me faire plaisir?

-Bien sûr que non, tu le sais. Je suis sûre que dans quelques semaines, tout ça ne sera plus qu'un mauvais souvenir. 

-Oui, je l'espère.

-Allez, viens, je pense qu'il est temps de retourner au lit. Sinon, nous serons vraiment fatiguées demain.

Un sourire un peu forcé au coin des lèvres, Kate glissa son bras sous celui de son amie. Le trajet jusqu'à leur chambre, à travers les couloirs froids de Saint Hamlet, se passa dans le silence le plus total. Kate ne disait mot parce qu'elle ne voulait pas réveiller l'une des Nurses. Veronika, elle, ne disait mot parce qu'elle utilisait les derniers restes de sa force pour ne pas s'écrouler sur le sol. Elle avait menti à Kate en lui disant que tout s'arrangeait, que tout irait mieux. Les crises se faisaient plus nombreuses, plus violentes. Elle devait parfois étouffer son visage dans son oreiller la nuit pour ne pas qu'elle l'entende tousser. Mais la situation était suffisamment difficile sans avoir à gérer les angoisses de Kate en plus. 

C'est dans un état second qu'elle suivit cette dernière dans leur chambre. Et dans un état plus second encore qu'elle se glissa entre les draps, sombrant immédiatement dans le sommeil, avant même que Kate ne souffle sur la bougie pour plonger la pièce dans le noir. 

K, tome 1 - Saint Hamlet.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant